Hugo sort de la cave et tombe nez à nez avec sa mère. Il sursaute. Puis, pris au piège, il décide de lui dire la vérité et de la convaincre de l’aider. Sa mère n’a pas l’air contente :
– Qui est cette fille que tu emmènes dans la cave pour lui chanter des chansons ? Où est-elle ?
– Ce n’est pas une fille... enfin, si... mais elle est morte. C’est un fantôme.
– Ne me prends pas pour une idiote. Toi comme moi, nous avons passé l’âge de jouer à nous faire peur avec des histoires de fantômes.
– Tu n’es pas obligée de me croire. En tout cas, il faut que tu arrêtes de faire fabriquer des vêtements au Bangladesh par des ouvrières maltraitées et sous-payées !
– Tu ne peux pas m’accuser de maltraiter des ouvrières que je ne connais même pas.
– Tu es responsable : tu dois te renseigner sur les conditions de travail dans les usines auxquelles tu passes tes commandes.
– Hugo, ça suffit ! Occupe-toi des choses de ton âge. La situation est déjà bien assez compliquée comme ça.
Hugo est déçu par la réaction de sa mère. Il pensait qu’elle allait comprendre. Il faut maintenant qu’il trouve tout seul une solution pour respecter la promesse faite à la femme en sari : faire connaître la situation des ouvrières du Bangladesh pour améliorer leurs conditions de travail.
Il retourne dans sa chambre et s’accoude à la fenêtre pour réfléchir. Il regarde les gens passer : des jeunes, des vieux, des grands, des petits... Tous achètent des vêtements sans savoir d’où ils viennent. Peut-être est-ce la femme au sari qui a cousu le jean de cette fille sur le trottoir d’en face ?
Il lève les yeux et aperçoit Madame Tortue à sa fenêtre. Elle lui fait un signe. Elle lui indique de venir chez elle. Hugo la regarde d’un air troublé… Il est toujours puni, et ce n’est pas facile de sortir de chez lui sans se faire remarquer. Il hausse les épaules comme pour demander : « Pourquoi ? ». Elle agite un blue jean derrière la fenêtre. Puis, elle se met à écrire sur la buée de la vitre : Ban.... Bangla... Bangladesh ? Oui, Bangladesh. “Mais qu’est ce que cette dame, vieillie par ses archaïques bibelots, pourrait-elle avoir à me dire de si important sur le Bangladesh ?”, se demande-t-il. Le seul moyen de le savoir est d’aller chez elle. Il ouvre sa fenêtre en grand et désescalade le mur doucement. Madame Tortue ouvre la porte de son appartement et l’installe sur un de ses fauteuils marrons qui, malgré leur apparence vieillie et leurs déchirures, sont très confortables. Elle sert à Hugo un verre de lait et des petits gâteaux.
– J’ai tout entendu : la chanson de la femme en sari, tes promesses, la menace qui pèse sur tes parents, la réaction de ta mère... Je veux t’aider.
Hugo reste hésitant. Il ne comprend pas pourquoi sa vieille voisine se mêle de ses affaires.
— Pourquoi ? Et qu’est-ce qui vous dit que j’aurais besoin de vous ?
— Parce que je te comprends ! Je partage ta colère et ton envie de rendre justice à la femme au sari.
La vieille femme regarde dehors, au loin, d’un air triste.
— J’y ai vécu, tu sais ? Au Bangladesh, je veux dire.
Elle sourit, se projetant dans le passé.
— J’ai travaillé là-bas plusieurs années pour « Vétérinaires sans frontières ». Ah, comme c’était un pays coloré… La musique dans l’air, les foules gigantesques, l’odeur des épices et des parfums divers…
Son visage s’assombrit.
— Je connaissais cette fille, une belle jeune femme, qui passait devant mon immeuble très tôt chaque matin pour se rendre au travail. Elle marchait vite, elle était pressée, et visiblement très très fatiguée. Je me demandais, au début, si elle avait pris quelque chose à manger avant de partir de chez elle. Un jour, je suis descendue juste avant qu’elle arrive, avec un peu de pain et une mandarine, et les lui ai tendus. Elle a d’abord refusé, puis a fini par accepter. Doucement, c’est devenu une habitude que je lui offre un petit-déjeuner chaque matin, sans un mot, mais avec un échange de sourires de plus en plus chaleureux. Mais un jour, elle n’est pas venue. Je l’ai attendue, devant l’immeuble, en me demandant ce qui avait bien pu se passer. Le lendemain, elle n’est toujours pas venue. Ni le surlendemain, ni le jour d’après, ni tous les jours qui ont suivi…
Hugo connaît la suite de l’histoire... C’est beaucoup trop clair. Dacca. L’effondrement. Les ouvrières tuées. Il comprend mieux maintenant, pourquoi Mamie Tortue aimerait tant l’aider.
– Il faudrait organiser un événement pour faire connaître la situation des ouvrières du Bangladesh. Idéalement, dans un endroit où nous pourrions toucher des acteurs du milieu de la mode...
Hugo se lève d’un bond et manque de renverser son verre de lait. Il a une idée !
– Dans deux semaines, c’est la fashion week. Mes parents seront présents et ma mère m’a demandé de lui donner un coup de main. Je pourrai accéder à la salle très facilement et je peux demander des pass à mes parents pour d’autres personnes. C’est là qu’il faut qu’on organise une manifestation !
– Génial ! Ecoute, voilà ce qu’on va faire.
Les deux nouveaux amis passent l’après-midi à mettre leur plan sur pied.
Le grand jour est arrivé. Saisi par l’angoisse et l’excitation, Hugo n’a pas dormi, mais il se sent mieux que jamais.
La manifestation bat son plein.
On peut compter trois à quatre cents personnes.
La maman de Hugo est là, bien sûr. Elle sourit bêtement. Elle porte des habits à la mode dont elle ne connaît même pas la provenance. Son père discute avec le patron d’Etam qui s’est déplacé pour l’occasion. L’assemblée boit du vin blanc et mange des toasts. Hugo est là, lui aussi bien habillé. Mais il ne sourit pas. Il est occupé à relire les commentaires qu’il devra dire dans quelques minutes.
– S’il vous plaît, Mesdames et Messieurs... commence la mère de Hugo.
Elle parle pendant une bonne quinzaine de minutes. Elle remercie tout le monde et présente le programme de la journée.
“Si elle savait...”se dit Hugo.
– Le défilé peut commencer ! finit-elle
C’est en effet à ce moment là que tout commence. Mamie Tortue lâche Betty, son petit chihuahua, dans un coin du salon pour distraire la sécurité. Hugo se précipite pour éteindre la lumière. Des cris commencent à se faire entendre. Soudain, le Chant des Canuts explose dans les hauts parleurs. Quand Hugo rallume les lumières, Labiba et Safina, deux camarades de sa classe, commencent à défiler. Il prononce ses premiers commentaires :
– Voici le jean cousu par Barsha, agée de 14 ans. Voyez vous, malgré son jeune âge, elle travaille. En France, les filles de son âge postent des photos sur Instagram ou font des stories sur Snapchat.
– Ici, c’est la veste cousue par Rifah, qui a vu son bébé mourir car elle ne pouvait plus le nourrir.
Les gens ne crient plus mais sont attentifs et silencieux. Une larme coule le long de la joue de la mère de Hugo. Sur le plateau, les camarades de classe de Hugo défilent, les uns après les autres. Le show dure une bonne vingtaine de minutes.
La musique s’éteint et Hugo monte sur le podium :
– Le Bangladesh, qui s’appuie sur les coûts modestes de la main d’œuvre pour attirer les entreprises internationales, est aujourd’hui le deuxième exportateur mondial de prêt-à-porter. Mais cette stratégie est basée sur une vision à court terme et ne prend pas en compte les coûts sociaux et environnementaux. Il faut développer une approche sur le long terme et investir dans l’amélioration des bâtiments et le développement des compétences des ouvriers. Cela doit se faire avec l’appui des entreprises implantées depuis plusieurs années dans le pays. Et, soyons clairs, cela profiterait également aux marques internationales qui réduiraient les risques en terme d’image. Voici ce que je propose. Je veux que les grandes entreprises de mode et de textiles vérifient impérativement les conditions de travail de TOUS ceux qu’ils embauchent, même indirectement, et qu’ils soient responsables des incidents comme le Rana Plaza si jamais ils se reproduisent. Si tout le monde signe cette charte, peut être pourrons-nous, ensemble, commencer une révolution dans le monde de mode, pour protéger les ouvriers.
Hugo regarde son public. Son public le regarde en silence. Une personne commence à applaudir. D’autres suivent. Bientôt, toute la salle est en train d’applaudir. Des sifflements. Des cris d’encouragement. Hugo sourit, soulagé de sa peur et nervosité. Il s’assoit sur scène, fatigué mais content. Des gens s’approchent pour lui serrer la main. La charte se remplit de signatures.