Me revient alors à l’esprit ce mystérieux album photo, cette image de bébé joufflu aux yeux dépareillés, un œil brun, un œil vert-de-gris, cet enfant qui fixe l’objectif et au-delà me dévisage, m’appelle – cet album photo qui m’a décidé à prendre la route, résoudre l’énigme.
Le bébé au regard vairon me fait face désormais et c’est une jeune fille, je la reconnais, toujours aussi belle et fascinante, la plus jeune de celles qui étaient monté dans le bus, et cela me semble si loin déjà.
Je pourrais tendre la main, caresser ce visage ami. Mais en réalité c’est elle qui m’a reconnu la première, ce n’est pas moi qui suis parti à leur recherche, ce sont ces femmes qui m’attendaient, me guidaient de loin, depuis l’autre côté du monde, la Mongolie, comme si dans ce bus je n’avais croisé que leurs images, leurs ombres projetées.
Elle sort un miroir de la poche de sa grande jupe de velours noir, s’y regarde quelques instants en souriant puis me le tend pour que je m’y vois à mon tour. Et m’y regardant je me reconnais à peine, je m’aperçois métamorphosé en mongol, pommettes hautes, paupières slaves, presque invisibles sous l’arcade sourcilière, yeux pochés et regard fendu, le grain de la peau bruni et lisse, je m’y vois homme des steppes arides, résistant au froid intense et au soleil de plomb, réinventé et déraciné, prêt à reprendre vie ailleurs, dans les pierres du désert de Gobi - c’est une renaissance puisque longtemps elles m’ont imaginé mort.
Yuna s’approche, pose sa main parcheminée sur ma tête, cette main décharnée aux doigts fragiles comme du verre, à la peau friable comme un parchemin, et dit : fils.
Fils, frère, cousin, lointain.
Puis les 6 femmes se placent en cercle autour de moi, se prennent par la taille pour une danse immobile, et ânonnent à leur tour : fils, frère, cousin, lointain. Nous t’avons retrouvé.
Les larmes me montent aux yeux, brûlantes comme de l’acide, épaisses comme une liqueur, et je ne sais pas si c’est l’émotion du dépaysement, la fatigue du voyage, le sentiment d’une proximité soudaine et évidente avec ces femmes ; sommes-nous du même sang ou m’ont-elles choisi et désigné comme l’un des leurs ? M’ont-elles adopté ou m’ont-elles enfanté ? Mais qu’importe les liens du sang, nous sommes réunis.
Ces 6 femmes que j’avais identifiées dans le bus, là où tout a commencé, comme appartenant à une même famille, ces 6 femmes qui m’ont immédiatement attiré, ces 6 femmes magnétiques et secrètes que j’ai suivies comme on suit son destin, croyant avancer à l’aveugle quand je marchais sur une route balisée d’avance, ces 6 femmes sont mes sœurs, mères, cousines. M’imaginant électrisé par un sentiment d’étrangeté, j’étais en réalité plein d’une intuition familière, encore opaque, méconnue ; me rêvant porté par le hasard comme un caillou dans le torrent, je mettais mes pas dans ceux des femmes tel le chien qui trace une piste.
Dans ce bus qui resurgit dans ma mémoire se tiennent désormais 6 femmes, et un homme - j’apparais à leurs côtés sur la toile, silhouette ajoutée, peinte des années plus tard.
Je me souviens d’elles en reines ou en sorcières, je me souviens de ma sidération et de ma peur, de mon excitation et de mon inquiétude mêlées, et me voilà aujourd’hui à Oulan-Bator, bout de continent enfoui sous la neige, ville peut-être sans retour, mais devenue intime.
Je devrais les interroger, je devrais les assaillir de questions, exiger enfin la vérité, peut-être davantage celle de ce voyage que celle de mon identité, et pourtant je ne dis rien, comme si parler risquait d’anéantir la magie de l’instant, comme si savoir ne pouvait que signer la fin d’un enchantement, et si cet enchantement est un sortilège je ne désire pas le briser, je ne veux plus me réveiller, ni revenir en arrière.
Entre nous le silence s’installe, elles me dévisagent, avec bienveillance et émotion, je ferme les yeux et cela dure, je flotte dans l’atmosphère surchauffée du petit appartement de Yuna, mille pensées me traversent à nouveau, je ne suis plus celui que je croyais être, mon histoire se dissout, mon passé s’efface, mes parents, mon pays, ma langue, mon nom se reforment ici, dans cette pièce embaumée d’effluves de thé noir, le sentiment du mensonge de mon existence me brise le cœur, un coup sec, une branche morte qui casse, puis c’est un sentiment de plénitude, il s’empare lentement de moi, m’enveloppe tout entier, une étoffe précieuse, douce et légère sur ma peau – je suis un guerrier mongol.