Bibliss observe la femme et lui rétorque : « Non ! ».
A l’écoute de ces mots, le cœur de la jeune fille se brise, une douleur sourde dans la poitrine la saisit sur place et, prise d’une terreur soudaine, elle s’enfuit. Le soleil est brûlant et elle sent la chaleur irradier de la terre sèche qui entoure le campement. Elle court à perdre haleine et sent des larmes perler sur ses joues. Les autres femmes, restées avec Bibliss, regardent ce dernier avec une colère non dissimulée, un silence lourd, intenable s’est installé depuis trop longtemps quand la bohémienne se lève et prend enfin la parole avec autorité :
« Tu crois que tu peux échapper à ce que le destin a écrit pour toi, tu n’es donc même plus capable de sentir ce que te dicte le sang qui coule dans tes veines ? Tu ne vois pas ce que tes ancêtres t’ont laissé en héritage ? Il était là, sous tes yeux, sous la forme de cette jeune femme, le destin dont tu ne veux pas ! Ne renie pas ce que tu es, ne rejette pas ton histoire, ton passé, ton sang ! »
Soulevée par l’émotion provoquée par les paroles qu’elle vient de prononcer, la bohémienne n’a plus la force de rester debout, elle s’appuie au dossier d’un fauteuil au cuir élimé. Sa respiration devient plus lente, elle s’apaise enfin et lève la main dans la direction de Bibliss.
« Tu es des nôtres, Bibliss, écoute ce souffle qui t’anime, ne te laisse pas envahir par la peur de ce que tu ne connais pas. Notre famille a été frappée par le malheur, nous ne connaissons que souffrances et désolation depuis plusieurs générations et nous te retrouvons enfin, tu es le sang nouveau qui revivifiera notre famille, celui que nous attendions depuis si longtemps… Ne ferme pas ton cœur… »
Pour la première fois, les mots résonnent d’une manière nouvelle, cette femme, dont il ignorait tout, lui semble presque familière. Comment ne pas voir ce qui est si évident ? Pourquoi se refuser à voir en face la vérité ? Oui, il est bien de ce sang, de ce sang fier et farouche qu’il décèle dans le corps de cette femme. Les tremblements, qui ont saisi tout son corps, quand elle s’est adressée à lui, ne le trompent pas. Il est Timothé Bibliss, héritier d’une histoire trouble et fascinante à la fois.
« Oui, je suis Timothé Bibliss, je n’ai plus le droit de lutter contre cette vérité. J’honorerai ma lignée et ne te décevrai pas ! »
Il n’a alors plus aucune hésitation, son cœur tout entier le lui commande : il doit retrouver la jeune fille éconduite. D’un mouvement assuré, il referme sa main sur la poignée de la porte, ouvre celle-ci et, d’abord ébloui par le soleil à son zénith, quand la lumière devient moins aveuglante, porte son regard tout autour. Il devine au loin celle qui s’enfuit et qu’il doit à tout prix rattraper.
Sans doute accablée par la déception, elle s’est arrêtée dans sa course folle non loin du campement. La tête blottie entre les mains, elle ne voit plus ce qui l’entoure, son corps est envahi d’un chagrin immense. Il s’approche doucement, pour ne pas l’effaroucher, ne pas la décevoir plus encore…
Quelques mètres les séparent maintenant. Comment trouver les mots ? Comment lui dire qu’il ne voulait pas lui faire de peine ? Que cette vie-là, jamais il ne l’avait imaginée pour lui… Il s’assoit tout près d’elle, sans même qu’elle s’en aperçoive. Il voit les moindres soulèvements de son corps meurtri par le chagrin. Il pose alors la main sur ses épaules et, sans un mot d’abord, veut la réconforter par sa seule présence. Après un temps d’attente insoutenable, ses yeux noirs baignés de larmes se lèvent enfin droit devant, comme si elle ne pouvait voir encore celui qui avait placé dans son cœur tant de peine. Son regard se fige vers l’horizon, loin, au-delà du campement, au-delà du monde. Le ciel, inondé de soleil, est d’un blanc laiteux, elle aimerait se perdre là-bas, au loin, loin des bruits et des souffrances du monde. Rien ne saurait plus jamais la consoler…
Bibliss sent toute cette douleur, elle s’est installée entre lui et elle.
« Je suis Timothé Bibliss, digne descendant d’une famille que je chéris aujourd’hui et que je porte haut et fier. Celui qui t’a rejeté tout à l’heure, ce n’était pas moi, c’était celui que je prétendais être et que je ne suis plus. Il coule en moi ce sang comme il coule en toi, nous ne sommes qu’un dans ce monde hostile. Une nouvelle vie est possible, je le sens ! »
Le regard farouche de la jeune fille s’est insensiblement tournée vers Bibliss.
« Oui, une nouvelle vie est possible… »
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histoire 5
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Une seconde chance...
28 janvier 2015, par Collège Colette, Collège Colette, Marie-Eve Bleuse -
Six vœux pour un mariage.
15 décembre 2014, par Collège Jules Michelet, Collège Jules MicheletAprès plusieurs heures de route dans un van vétuste, nous arrivons à Madrid. Durant le trajet, l’une des femmes m’a expliqué quelques éléments de mon passé. Elle me révèle que j’ai été abandonné peu de temps après ma naissance. Etonné, je lui demande comment elle peut connaître tout cela. Elle sourit. Elle me répond juste : « Nous allons voir ta mère, Madame Bibliss. »
Nous arrivons devant un petit terrain laissé à l’abandon dans la périphérie de la capitale. Au milieu se trouve une roulotte. Des animaux tournent autour. Nous entrons dans la propriété puis nous allons frapper à la porte de la modeste habitation. Une femme âgée, aux traits marqués par les années mais aux yeux vifs et clairs vient nous ouvrir. Elle est habillée comme une bohémienne. Je remarque ses mains qui sont recouvertes de bagues. Elle semble heureuse de nous voir. Elle nous fait un signe de la tête et nous laisse entrer. Nous avançons dans un minuscule couloir qui débouche sur la pièce principale. Ce que je vois me fascine. Autour d’une petite table ronde se dressent d’étroites étagères sur lesquelles se trouvent de vieux livres, des manuscrits, et surtout plein d’objets étranges provenant de contrées éloignées et mystérieuses. La pièce est baignée dans l’obscurité et une odeur d’encens se diffuse. Sur la table est posée une boule de cristal.
La vieille femme prend la parole :
« Fils Bibliss, Timothé Bibliss car telle est ta véritable identité, je te dois quelques explications. Tu es l’héritier d’une lignée de bohémiens renommés. Quand tu n’étais encore qu’un nourrisson, ton père et moi avions décidé de te confier à des personnes qui pourraient assurer ton bonheur. Nos conditions de vie étaient devenues trop dures. Le dernier fils de la famille était le bien le plus précieux et nous devions te préserver de notre quotidien extrêmement difficile…Mais passons…Tu es là aujourd’hui pour une raison. Pour maintenir la descendance de notre famille, tu dois te marier. Mais avant d’aller plus loin dans mes explications, tu te dois d’offrir un présent à chacune des femmes qui t’ont amené jusqu’à moi. Ces présents te protègeront du mauvais œil. »
Je suis pris de court par la volonté de ma mère. Quelle offrande donner ? Je fouille dans mes poches. Il ne me reste que quelques pièces. Des pièces de « un euro ». Il y a au moins six pièces d’un euro ! Un peu gêné par ce présent modeste, je décide quand même d’en offrir une à chaque femme.
Ma mère reprend la parole tout en regardant les six femmes : « Je vous remercie pour votre fidélité. Vous avez mené à bien votre mission. Maintenant faites un vœu de bonheur pour mon fils que l’on mariera dans l’année ! Vous pourrez ensuite retourner dans vos familles. »
Les six femmes ferment les yeux quelques secondes puis elles se dirigent vers la porte de la roulotte.
Seule La plus jeune des six femmes reste auprès de moi après que toutes les autres ont quitté les lieux. Ma mère la regarde et semble attendre une explication de sa part. Au fond de moi, je ressens un soulagement inexpliqué. La présence de la plus belle des jeunes filles me rassure. Celle-ci prend la parole :
« Madame Bibliss, je souhaitais vous révéler mon vœu. Même s’il devait rester secret, je dois vous dire que je souhaite me marier avec votre fils. »
Texte à compléter -
6 vœux, 6 femmes, une révélation
17 novembre 2014, par Collège Victor Grignard, Collège Victor Grignard– Bienvenue, nous savions que votre visite n’allait plus tarder. Nous vous connaissons et nous savons d’où vous venez, disent les six femmes en chœur, d’un ton rassurant.
Intimidé, pour je ne sais quelle raison, les lettres formant les mots refusent de sortir de ma bouche. La caravane est sombre. Les murs sont décorés : des cartes et des boules de cristal. Au centre est inscrit le nombre de la bête. Ça me fait peur. Qui sont-elles vraiment ? On me fait geste de m’approcher. Je m’assois devant elles. Sur une table ronde au centre de la pièce, toutes sortes d’objets permettant de lire l’avenir et, peut-être, d’exaucer les plus grands rêves.
- Quels sont vos vœux Monsieur Bibliss ? Demandent-elles, de nouveau en chœur.
- Bonjour, j’ai de la chance de vous trouver ici, et cela juste pour 6 malheureux euros ! dis-je en exagérant. C’est après un rire solitaire que je débute :
- Je voudrais obtenir la richesse, toutes les réponses aux questions que je me pose, une formidable santé, un beau physique, un bon boulot, la gloire, les voyages...
La plus jeune reprend :
- Quel est votre premier vœu ?
- C’est, dis-je en regardant la jeune fille, de devenir beau car voyez-vous je ne suis pas plus attirant qu’un crapaud baveux.
Elle ne dit mot, ferme les yeux et commence à frotter la tache qu’elles ont toutes sur le front. Soudainement elle s’arrête, rouvre les yeux et dit que le vœu se réalisera le lendemain... après ma toilette matinale ! J’acquiesce ne la croyant pas une seule seconde.
Je me tourne vers la deuxième qui regarde, étrangement, avec insistance, ma main. Sa beauté, ses yeux verts, ses cheveux châtains et ses traits réguliers me font penser que chez moi personne ne m’attend et qu’il serait peut-être temps de trouver l’âme sœur qui m’aimera.
Je me retourne vers sa voisine et lui demande mon âme sœur. Toc ! Toc ! Je vais ouvrir. À la porte se trouve une très jolie jeune femme grande, souriante, radieuse, avec une chevelure blonde, qui me dit d’une voix douce :
- Bonsoir, je cherche Mr Bibliss.
– Oui, c’est moi, je réponds en lui faisant un clin d’œil.
Hypnotisé par ses yeux verts et son charme indescriptible, je fonds. Elle entre dans la caravane d’une démarche élégante et gracieuse, puis s’assoit sur le sofa avec un mouvement de cheveux sensuel. Je ne peux m’empêcher de la regarder et d’un air désinvolte je remets ma mèche de cheveux. La femme n°2 fait apparaître, sur la boule de cristal, une scène : l’adorable jeune femme et moi nous nous enlaçons. Elle me donne son numéro et disparaît.
- Mon troisième vœu est d’être riche.
- Puis-je vous poser une question ?
- Je vous en prie, dis-je, plutôt étonné.
- Je dois avouer que j’aime beaucoup votre costume. Comment s’appelle votre tailleur ?
- Il est décédé depuis 2 mois. Il s’appelle… s’appelait Alfonso Corticelli.
- Pourriez-vous regarder ce qu’il y a dans votre costume ? Plus précisément, poche de droite.
Je glisse une main glacée dans cette mystérieuse poche jusqu’à ce que je touche un petit papier qui n’y a pas sa place. Je le sors et vois que c’est un billet. Je regarde la sorcière. Je ne sais pas si cela se voit mais je suis pétrifié de peur. Que fait donc ce papier dans ma poche ? Je ne me rappelle pas l’y avoir mis.
- A qui appartient ce billet ?
La sorcière me répond par un petit sourire et pointe à nouveau la poche. J’y remets la main et en tire un autre billet, puis un autre, et un autre...
Agacé de n’avoir aucune réponse, je recommence, encore un. D’où sortent ces billets ?
- Le souhait que j’aimerais que vous exauciez pour moi est le suivant, je veux avoir un très bon job, envié et prestigieux.
Quelqu’un derrière la porte. Un homme d’affaires me propose un « grand projet ». « Mr Bibliss, croyez-moi, vous marcherez sur les pas des plus grandes stars du monde et même plus loin. »
- Je veux réussir tout ce que j’entreprends.
L’une des 6 répond : « Je ne peux vous prouver cela maintenant mais patientez, vous verrez. »
- Et mon dernier souhait, je veux savoir qui vous êtes.
L’une d’elles s’approche et relève ma manche, dévoilant ainsi la tache de naissance sur mon poignet.
La plus vieille s’écrie :
- Il a les mêmes traits que sa mère... Esméralda !
- Vous devez vous trompez.
Et toutes me fixent d’un air sûr d’elles.
- Esméralda t’a abandonné sur les marches de Notre-Dame, sous le regard méfiant des gargouilles.
J’ai du mal à suivre mais j’ai quand même le pressentiment qu’elles sont bienveillantes. Je dois leur faire confiance, j’ai bel et bien grandi sans parents, dans un orphelinat.
- Mais pourquoi ma mère m’a-t-elle abandonné ?
- A l’époque, avoir un enfant sans être mariée était mal vu. Tu en apprendras davantage quand le moment sera venu. Elle nous a confié la mission de te retrouver, elle nous a dit que nous te reconnaîtrions grâce à cette marque de naissance qui est dans la famille depuis des siècles... Dès demain nous la rejoindrons en Espagne. -
À la poursuite des six femmes
25 septembre 2014, par Collège Les Servizières, Collège Les ServizièresJe fais le tour de l’abribus pour ne pas qu’elles me remarquent puis me rends à la borne de vélibs pour en emprunter un. Voyant qu’elles se dirigent vers le périphérique de Paris, je les suis en restant discret. Nous traversons des endroits déserts que je ne connais pas. Il pleut. Le sol détrempé macule de boue le bas de mon survêtement blanc. Il fait gris, les ruelles sont angoissantes ; elles sont seulement éclairées par quelques lampadaires qui diffusent une lumière jaunâtre.
L’étrange cortège est très pressé. Je commence à pédaler sans le perdre de vue. Pourquoi ne suis-je pas sportif ? Très fatigué mais curieux, je pédale encore plus vite et la pente m’aide à les rattraper. Pourquoi ont-elles toutes la même tache de naissance ? Sont-elles sœurs ?
Cela fait à peu près cinq minutes que je roule et n’arrive pas à les rattraper. J’entends un bruit étrange derrière moi. Je m’arrête et jette un rapide coup d’œil et...oh non ! Mon pneu est à plat ! Je me souviens de ces six femmes et mon sang ne fait qu’un tour. Je dépose mon vélo, maintenant inutile, sur le côté de la route pour ne pas gêner les voitures. À la poursuite de ces mystérieuses femmes à la dentition dorée, je m’élance. Au bout de quelques dizaines de secondes à mon allure maximale, je ralentis, avant de m’arrêter, essoufflé. Je regarde autour de moi, complètement dépité d’avoir perdu leur trace. Après être resté là, hébété pendant de longues secondes, je m’engage sur le chemin du retour en pensant à la longue heure de marche qui me reste avant de rentrer chez moi.
Je déambule dans la rue depuis trente minutes déjà. Je commence à être épuisé et je meurs de faim. Je passe devant l’entrée d’une fête foraine d’où viennent la bonne odeur des pommes d’amour et le son de la musique des manèges. Je sors de mes pensées quand j’aperçois la grande enseigne colorée et illuminée de la fête foraine.
A l’entrée, s’étale une vielle affiche délavée présentant six personnes. Je m’approche et regarde plus attentivement. Sur cette photo on voit les six femmes, debout devant une caravane, tout sourire, laissant admirer leurs dents en or. Il y a d’autres photos qui montrent des attractions, des stands... Et là, comme six fantômes, je vois les étranges inconnues disparaître dans une des nombreuses allées de la fête foraine. Il faut absolument que je les retrouve ! Je dois absolument savoir qui elles sont ! Sont-elles des voyantes ? Des sorcières ? Ou tout simplement des foraines ?
Je m’engage dans les allées de la fête. Une odeur de Barbe à papa m’attire. Je tourne la tête, devant moi se dresse un stand de confiseries : fraises tagada, pommes d’amour et sucettes géantes interpellent les passants. Ensuite j’entends un coup de carabine. C’est un ballon qui éclate. Des enfants courent dans les allées. Je me retourne, et au milieu de la foule, j’aperçois les six femmes au pied de la grande roue. J’avance vers elles. Je les suis de près pour ne pas les perdre une seconde fois. Elles se dirigent vers les habitations des forains. J’essaye de les rattraper mais l’un d’eux refuse de me laisser entrer. L’homme, serein, me fait bien comprendre que je ne peux pas passer. Je tente de contourner le camp pour passer par derrière.
Je m’arrête puis je regarde autour de moi. Je retrouve enfin ces femmes. Elles regardent souvent derrière elles, je pense qu’elles connaissent déjà cet endroit. Ayant toujours le mystérieux cortège en vue, je me précipite en courant pour le suivre et là... Je le vois entrer dans une caravane. Sur la porte de la roulotte, se trouve un très grand panneau sur lequel est écrit « 6 soeurs, 6 vœux, 6 euros ». La caravane est très vieille, toute crasseuse. Délabrée et sombre, elle inspire la peur. Un feu de camp est allumé et projette des étincelles. Deux personnes jouent de la guitare devant le foyer. Des forains restent devant le feu en faisant leur numéro : un jongleur s’amuse avec des couteaux et un adolescent se dresse sur de longues échasses. C’est vraiment spectaculaire. Un mime, vêtu d’un chapeau orné d’une rose et d’un tee-shirt rayé noir et blanc, semble prisonnier d’une boîte imaginaire. Je me prends en main, respire un bon coup et décide enfin de rentrer. La porte de la caravane s’ouvre doucement en grinçant. Les six femmes sont là, debout devant moi et la discussion débute enfin... -
6 femmes
25 septembre 2014, par Joy SormanCes 6 femmes appartiennent à une même famille, mais ce ne sont pas leurs dents en or qui l’indiquent. C’est cette petite tâche brune sur le haut de leur front, à la racine des cheveux, comme la carte d’une île déserte, 6 femmes, 6 taches, 6 îles aux contours différents mais aux superficies équivalentes, que je découvre alors que je me suis enfin approché d’elles, que j’ai avancé vers le fond du bus, les observant à la dérobée.
Une singularité pigmentaire, une étrangeté génétique et poétique, leur peau en commun, qui les prive d’anonymat, les rattache immédiatement et incontestablement à une lignée, famille marquée par une légère malédiction dermatologique. Comment alors passer inaperçu, renier les siens, mentir sur ses origines ?Persuadé maintenant qu’elles sont de même ascendance, je voudrais deviner leurs liens familiaux. Qui est la mère, la tante, la sœur ou la cousine ? Qui a enfanté qui ? Qui est l’aînée et qui a l’autorité ? J’identifie une plus jeune, une plus vieille, mais entre ces deux âges c’est la confusion, l’incertitude, visages mêmement pâles, cheveux onyx d’un brillant égal, yeux en amande, bouches on l’a dit ; peut-être les jupes pour les unes, les baskets pour les autres, les cheveux courts ou longs, noués en queue de cheval ou défaits signaleraient une différence de génération. Leur timbre de voix sont proches également, et ces voix portent loin, du fond du bus jusqu’au chauffeur, phrases sonores, passées à la chaleur buccale de l’or, elles discutent entre elles, visages et bustes tournés les uns vers les autres à intervalles réguliers, dans une langue opaque qui ne ressemble à rien de ce que je connais, une langue lestée de consonnes, aux voyelles elliptiques ou escamotées, sifflées cul-sec comme une liqueur. Elles s’interpellent, se tiennent par les épaules, se désignent du doigt, moqueuses et bienveillantes – et je ne peux détacher mes yeux de leur sidérante parade. Parfois l’une d’elle pivote dans ma direction et de sa position légèrement surplombante, au cul du bus, me lance un regard noir : intimidé, honteux de les espionner, je me mets à cligner des yeux - signe de mon malaise.
A chaque fois que le chauffeur ralentit à l’approche d’une station, les 6 femmes se taisent, suspendent net leur parole, et alors le bus semble plongé dans un silence létal, le temps de charger les nouveaux voyageurs, qu’elles évaluent et détaillent comme s’ils passaient au détecteur de métaux, ou de mensonges. Puis le mouvement reprend, celui du bus, celui des phrases.
Ma station est passée depuis longtemps, je ne suis pas descendu, je veux rester avec elles, dans leur aura, dans leur champ magnétique, et rien d’urgent ne m’attend ce soir.Elles descendent au terminus de la ligne, aux franges les plus reculées de la ville, sur un rond-point désertique planté d’un arbre et de trois lampadaires. Au loin la fumée blanche d’une usine de traitement des déchets, un terrain vague sans bordures, une autoroute sur la ligne d’horizon.
Mutiques à nouveau au moment de quitter le bus, comme si elles se méfiaient du chauffeur, elles reprennent leur babil rauque à l’air libre. Je descends, je les suis, je ne pense plus qu’à une chose, les suivre. Deux autres passagers me précèdent pour aussitôt disparaître dans la grisaille, indifférents à cette mystérieuse procession de femmes.
Je me tiens à distance, quelques mètres derrière elles, je manipule mon portable pour me donner une contenance, ne pas éveiller les soupçons.
Six vélos emmêlés autour d’un lampadaire attendent les 6 femmes. Il faut quelques minutes pour détacher les antivols, récupérer tous les vélos, que chacune retrouve le sien, règle la hauteur de la selle et du guidon.L’une d’elles à cet instant attire mon attention. Elle porte au poignet un bracelet de grelots, enfourche un vélo de course rouge. Elle est vêtue d’un jogging blanc satiné, pantalon et blouson accordés. Elle doit avoir 25 ans, elle est ronde et jolie, elle a la pâleur et les cheveux noirs de sa famille.
Je me souviens qu’un peu plus tôt dans le bus elle a posé sur ses genoux un sachet de fraises Tagada dont elle a mangé l’intégralité du contenu le temps du trajet, à la cadence d’un métronome - une fraise toutes les 20 secondes.La nuit vient, leurs silhouettes s’estompent, elles se placent à nouveau en file indienne pour prendre la route, chacune enfourche son vélo, un pied sur la pédale, l’autre encore à terre, la plus âgée a pris la tête du cortège, elles rouleront bientôt vers le nord – mon cœur s’emballe, comment les suivre ? Je ne veux pas perdre leur trace, pas maintenant, pas déjà.