Il est midi, Bianca entre au café de Flore, s’assoit et commande un expresso en essayant de paraître naturelle. Pourtant, elle peine à ouvrir l’emballage de son sucre, le fait tomber trois fois, tapote nerveusement le bord de la soucoupe avec la cuillère, puis, lorsqu’elle prend la tasse, sa main tremble tellement qu’elle en verse la moitié sur la table. Voulant essuyer avec une serviette, son coude tape contre l’anse, la tasse se vide entièrement. Après quelques jurons, elle commande un autre café.
Soudain, l’un des serveurs attire son attention, lui aussi semble nerveux, il vient de faire tomber un plateau rempli de verres. Elle suit ses gestes attentivement, constate qu’il fait preuve de beaucoup de maladresse, croise son regard et le détourne très vite. Elle remarque aussi que plusieurs personnes l’observent depuis déjà un certain temps. Bianca se sent de plus en plus mal à l’aise, boit une gorgée de son second café, grimace, il est froid. Elle surveille chaque battement de porte, détaille toute personne qui entre, quand soudain, une femme vêtue d’une robe sombre et les bras couvert de tatouages s’approche d’elle. Bianca la fixe avec un regard interrogateur, le cœur battant à une allure folle. Finalement ce n’est que la patronne qui vient la prévenir d’un coup de fil qui lui est destiné.
La jeune femme se lève, prend le téléphone et répond :
« Oui ?
- Est-ce bien Bianca Fuocco ? lui demande une voix trafiquée, métallique.
- Oui, c’est moi, qui êtes-vous ?
- Ce n’est pas à vous de poser des questions. Si vous tenez à votre frère, retrouvez-nous au 41, rue du Four. A vingt-et-une heure.
- D’a… d’accord.
- Au fait, n’oubliez pas le cadeau d’anniversaire ! »
Et la personne raccroche brutalement. C’est grotesque. Pourquoi cette allusion au livre de Jules Verne acheté pour Alain ? C’est le manuscrit qu’ils veulent, et l’amulette, pas Voyage au Centre de la Terre, même si cet exemplaire est rare et magnifique ! Et surtout, comment sont-ils au courant pour son anniversaire, pour le cadeau ? L’ont-ils suivi depuis longtemps ? L’espionnent-ils même chez elle ?
Bianca sort paniquée du café, elle tente de joindre le vieux Ben Reilly sur son mobile, lui qui est toujours rassurant et de bon conseil. Pas de réponse, elle laisse un message, réessayera plus tard. Elle se dit qu’elle doit retrouver ses esprits, qu’elle a du temps avant l’heure du rendez-vous, elle doit se poser, réfléchir, s’organiser pour ce soir. Elle décide de rentrer chez elle à pied, se promener lui permettra de se calmer et de penser à tout ça. Après le boulevard St Germain elle s’engage boulevard Sébastopol puis rue du Temple... Elle se rapproche de la rue où elle habite et soudain, elle bifurque pour aller jusqu’au canal St Martin qui n’est pas bien loin : regarder couler la Seine, entendre le bruit de l’eau, cela l’a toujours apaisée. Perdue dans ses pensés elle se retrouve bientôt face à l’hôtel du Nord. La façade du bâtiment lui rappelle alors la scène célèbre entre Arletty et Louis Jouvet « atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ! » la réplique lui trotte dans la tête... Et tout d’un coup elle se souvient de ses cours de comédie, quand, gamine, elle rêvait de monter sur scène et elle se met à regretter d’avoir tout arrêté. La balade est fichue. La vie est trop compliquée.
Bianca rentre chez elle, jette son sac et sa veste sur le canapé, s’apprête à prendre une cigarette pour calmer ses nerfs, lorsque la sonnerie de son téléphone la fait sursauter. Elle hésite à décrocher : est-ce Ben Reilly qui a eu son message ou bien les ravisseurs qui rappellent ? Devrait-elle contacter la police, questionner tous les amis, les connaissances d’Alain, chercher des pistes ? Au bout de quelques secondes, elle se décide enfin à répondre.
« Allo Bianca ? C’est Alessandra. J’ai bien reçu ta trad’. Bon boulot, la lampe de poche ! Alors je t’envoie une nouvelle mission, regarde tes mails. Toi qui t’intéresses au théâtre, tu vas a-do-rer !
- Heu, ben, c’est que… je suis un peu préoccupée en ce moment…
- Bianca Fuocco ! Je ne veux rien entendre ! Si tu n’acceptes pas maintenant, je file le job à quelqu’un d’autre… et ton contrat, j’en fais des confettis ! Tu entends ?
L’image du propriétaire réclamant son loyer hante un instant l’esprit de la jeune femme.
- OK, Alessandra… qu’est-ce que c’est ?
- Un truc in-cro-yable ! J’ai presque décroché la trad’ française d’Emilio Fo, l’ancêtre de Dario. Son œuvre intégrale ! Un exemple frappant de théâtre du XVIIIème en dialecte calabrais. 350 pages rien que pour toi ! Mais je suis en concurrence avec qui tu sais, il faut que tu me fasses parvenir les dix premiers feuillets pour ce soir, sinon... pfuit ! Tu peux faire ça, hein ? Ça va être génial !!! Allez ciao bella ! »
Ouvrir ses mails et se mettre au travail, voilà ce qui lui reste à faire, se demandant ce qui la désespère le plus : la disparition de son frère ou cette tâche titanesque. Peu à peu, l’heure du rendez-vous approche, elle emballe le Jules Verne et sort. Bientôt elle arrive rue du Four. Il s’agit d’un hangar qui semble abandonné. Elle entre. Un silence assourdissant règne dans l’entrepôt. Elle avance tout doucement dans l’obscurité, regarde autour d’elle et voit de grosses formes carrées. A cause de la pénombre elle n’arrive pas à percevoir ce que c’est. En s’approchant lentement d’une de ces formes rectangulaires, elle comprend que c’est une large boîte sans couvercle dans laquelle de nombreux masques traînent. Ils lui font penser à des visages pâles, sans vie. Bianca en prend un, et grâce à un rayon de lune, elle voit ses lèvres rouges, ses ombres noires et son teint blanc. Peu rassurée, elle se dirige vers une autre malle, la boîte contient des costumes anciens, de longues robes chamarrées, des chapeaux, des perruques.
Tout à coup, la jeune femme entend des voix qui résonnent dans le hangar. Elle tressaille, s’inquiète. Elle se tourne de tous côtés pour tenter de savoir d’où elles viennent, mais il fait trop sombre. Elle se cache derrière un carton, serrant contre sa poitrine les deux livres précieux. Puis, très distinctement, elle entend la voix de son éditrice Alessandra : « Tu es renvoyée Bianca Fuocco ! Tu as mieux à faire de ta vie ! » Tout à coup des projecteurs s’allument sur une ancienne estrade qu’elle n’avait pas vue, tapie dans l’ombre. Bianca se met à trembler, paralysée par la peur. Dans son délire, elle aperçoit le coursier tatoué, son ami Ben Reilly et son frère Alain, au milieu d’un groupe dans lequel elle reconnaît le serveur du Flore et quelques uns des clients qui la regardaient bizarrement. Ils se mettent tous à scander : « Nous sommes les Enfants de Dragon ! » Bianca est stupéfaite ! Alain s’approche d’elle, la serre dans ses bras et lui explique : « Je voulais te faire la surprise, voici notre compagnie de théâtre ! Tu as assisté depuis le début de cette aventure aux premiers pas des Enfants de Dragon, toute cette histoire est une pièce que je suis en train de finir d’écrire. Et tu auras le premier rôle ! Celui d’une jeune traductrice parisienne… mais tu connais la suite.
- Mais, mais… et le manuscrit, l’amulette ?
- Notre ami Ben Reilly est un spécialiste des faux, faux manuscrits, faux objets anciens. Il connaît les bonnes adresses.
- Je vois, rétorque Bianca qui commence à se remettre de ses émotions, Alessandra aussi est très forte dans ce domaine. Emilio Fo, ancêtre de Dario…
- Il fallait bien que nous t’occupions cet après-midi. Tu allais prévenir la police ou faire je ne sais quelle folie ! »
Bianca respire, soulagée. Tout le monde se met à rire, à bavarder. Des boissons, des verres et des petits sandwichs apparaissent miraculeusement. Une nouvelle aventure les attend, celle des Enfants de Dragon. Pourtant, quel nom étrange pour une compagnie de théâtre. Pourquoi un tel choix ? Alain qui s’est éloigné un instant revient avec le coursier tatoué.
« Bianca, je te présente mon ami Fred, c’est lui qui m’a aidé depuis le début. Il va te plaire, il a vécu un peu partout dans le monde, et parle très bien l’italien, ajoute-t-il malicieusement. En plus, il a eu l’idée du nom, à cause de l’un de ses tatouages qu’il s’est fait faire en Chine.
- Alors, merci pour toutes ces frayeurs, Fred ! s’exclame la jeune femme. Et longue vie au Dragon, et à sa troupe de sales gamins ! »