Madame Loisel connaît le meurtrier de son mari ! Rose est sidérée, elle avait tout imaginé sauf ça, échafaudé pourtant mille hypothèses et scénarios, anticipé une multitude de dénouements possibles, mais que l’assassin ne soit pas étranger à Madame Loisel était inenvisageable. Le visage de la veuve est à cet instant d’une pâleur effrayante, ses traits crispés, ses yeux embués et figés par la terreur, elle ne bouge plus, comme statufiée, plus aucun son ne sort de sa bouche, tout son corps est raidi, le temps s’est arrêté dans ce musée, au cœur de la nuit et du silence qui les enveloppent tous les trois – Rose, Madame Loisel et la tête Mundurucu ; et peut-être même tous les quatre, si l’on veut bien compter l’esprit de l’indien…
Madame Loisel connaît l’assassin mais en réalité Rose ne veut plus rien savoir, regrette soudainement de l’avoir traînée en pleine nuit au musée, ne veut pas entendre le nom fatidique, voudrait fuir, se boucher les oreilles, tout oublier et revenir en arrière. C’est comme une prise de conscience subite et déchirante, une injection d’adrénaline, quelque chose qui déborde aussi, trop de violence, de cruauté, de malheur.
Rose, accablée, a maintenant le sentiment que le monde tout entier pèse sur ses épaules, a l’impression d’avoir vécu plusieurs siècles, et mille vies, tant la fatigue a investi les moindres replis de son corps, elle regarde Madame Loisel, toujours mutique et défaite, cette vieille femme au regard las, à la silhouette voûtée, et la regardant Rose pense que la vieillesse viendra bien assez vite, qu’elle n’est pas pressée de rejoindre cet âge reculé, un temps de sagesse peut-être mais de tristesse aussi. Pourtant, cette nuit, Rose se sent mille fois plus âgée que Madame Loisel, comme si avoir 14 ans ne signifiait plus rien, comme si le temps s’était subitement accéléré pour projeter Rose dans une autre dimension de son existence.
Le temps est une affaire de perception intérieure plutôt que de durée objective, Rose se dit que les calendriers et les horloges sont trompeurs, elle a grandi si vite, l’âge est un leurre, on peut être vieux à 11 ans et jeune à 75 ans, et Rose a vécu tant de choses ces dernières semaines, qui l’ont fait grandir d’un coup – déménager, changer d’école, mais surtout être confrontée à la violence, à la mort, à la magie noire.
C’est cette tête Mundurucu qui m’a fait grandir trop vite se dit Rose.
Cette tête qu’elle a tant aimée est aujourd’hui l’incarnation du malheur, elle la regarde différemment désormais, avec méfiance et dégoût, elle aimerait tant pouvoir renoncer aux pouvoirs magiques que lui a donnés cette tête en échange de son enfance perdue, retrouver l’insouciance de ses 14 ans même si, Rose le sait, les enfants ne sont jamais tout à fait innocents.
Est-ce qu’un retour en arrière est possible ? Rose qui, petite, était si pressée de grandir, de rejoindre l’adolescence puis l’âge adulte, un âge, lui semblait-il, plein de promesses et de libertés, n’a maintenant qu’un souhait, inverser la course du temps, effacer les peines, être aussi inconsciente et irresponsable qu’un nouveau-né ; grandir ne lui semble plus si désirable, grandir apporte son lot de peurs et de chagrins, on a la vie devant soi pour grandir.
Quand cette aventure a commencé, Rose avait 14 ans, aujourd’hui elle a toujours 14 ans et pourtant que de bouleversements ! elle ne se sent plus la même, elle se reconnaît difficilement dans le miroir, elle a l’impression que ce visage juvénile n’est plus le sien, ne reflète pas son cœur agité, les tourments de son esprit.
Alors que ces pensées tournoient à toute vitesse dans la tête de Rose, Madame Loisel s’est ébrouée comme un vieux cheval, commence à reprendre des couleurs, à recouvrer ses esprits, elle respire plus calmement maintenant, pose sa main à la peau parcheminée sur l’épaule de Rose - et ses doigts dans l’obscurité sont comme de longues pattes d’araignée -, la regarde droit dans les yeux : je connais très bien cet homme, il s’appelle… Mais Rose se met à crier, plaque ses mains sur ses oreilles pour ne pas entendre, court hors de la salle Henri Gastaut, abandonnant Madame Loisel à son triste sort, dévale les escaliers, sort du musée, s’enfuit dans les rues du Panier, avalée par la nuit, elle ne se retourne pas, détale droit devant, à en perdre haleine, son cœur qui tambourine, ses tempes qui pulsent, ses jambes légères - Rose court retrouver la gaieté de ses 14 ans.