Ils sont pétrifiés. Yeux écarquillés, bouches ouvertes, ils tendent l’oreille vers le fond de la grotte qui soudain vibre. Il semble qu’un souffle se rapproche, et qu’une silhouette se découpe sur l’obscurité, se précise peu à peu, forme humaine aux mouvements raides, caparaçonnée dans une veste de peau et chaussée de bottes silencieuses. Elle s’avance vers eux avec lenteur, la tête émerge de la capuche de fourrure, puis le visage s’éclaire dans la lumière du jour. Bianca et Mattéo n’ont pas bougé d’un millimètre mais leur figure ruisselle de larmes quand derrière eux, l’ethnologue, les guides, les chiens, tous sont muets.
Papa ? Voix de Mattéo étranglée tandis que Bianca se mord les lèvres.
Salut les enfants.
La voix intacte. Une décharge électrique dans leur cerveau bouleversé. Le frère et la sœur étouffent un cri, l’émotion déferle dans la caverne, fusionne ensemble le père et ses enfants, le temps s’arrête.
Mais alors les chiens s’agitent. Ils aboient en direction du fond de la grotte, excités, furieux. Nerumippoq ! C’est le père qui a parlé, accompagnant ce mot d’un geste de la main, doucement ! Du fond ténébreux de la salle, des sons étranges se font entendre, frôlements qui semblent râper le sol assortis d’une sorte de martèlement continuel : un groupe de morses sort de l’ombre et se dirige droit vers la sortie, ils ondulent de tout leur corps. Certains sont mutilés, leurs défenses disparues laissant place à des orifices béants.
D’une voix lente, le père déclare : ces morses ont été agressés hier, nous les avons soignés et protégés ; à présent, ils retournent sur la banquise, la terre ferme n’est pas pour eux, n’ayez pas peur, laissez-les passer.
Ceux qui se tenaient là, debout, s’écartent pour leur frayer un passage vers la sortie, trouée d’une blancheur aveuglante qui suffit à éclairer la cavité d’une lumière rasante. Bianca vacille, tout lui semble irréel, elle veut comprendre et sa voix ne tremble pas quand elle murmure à son père : tu étais là, vivant, quand nous avons cru pendant vingt ans que tu étais mort, pas un signe de toi, pas un geste.
L’ethnologue et les guides, les chiens, à cet instant tous sortent suivre la marche les morses qui descendent doucement l’escarpement rocheux vers la Baie de l’Étoile Polaire. Le père et ses enfants sont seuls dans la grotte. Mattéo vient se placer à côté de sa sœur : que s’est-il passé ?
Il y aurait un récit, le père de Bianca et Mattéo leur parlerait — il déplierait d’une voix précise l’expédition de 1992, le violent conflit qui l’avait opposé à la piste américaine construite ici, en pleine terre inuit, les menaces sur sa vie, la mort de sa femme, la sienne mise en scène pour protéger ses enfants, les années qui passent, le danger qui s’efface avec le démantèlement de la base et ce désir de revoir les siens, le livre de Jules Verne comme un message, la feuille en forme de main pour saluer la « reverdit », le retour de la vie après le froid glacial, et ce jeune inuit tatoué parti sur leurs traces, il leur raconterait l’histoire, il prendrait le temps.
Sortie la première sur le seuil de la grotte, Bianca a regardé autour d’elle, le paysage scintillant, les eaux blanches. Elle se trouvait là en ce jour, sur un point précis du globe, le pôle géomagnétique Nord, et il lui sa semblé soudain les morceaux épars de sa vie se rassemblaient, s’aimantaient, comme pris dans un tourbillon magique. Elle a souri.