– Le même nom de famille… répéta Éva.
– Quel est le nom de ton père ? Je n’ai pas connu le mien, mais c’est de lui que je tiens mon nom.
– Je n’ai pas connu le mien non plus et nous…
Tout à coup l’attention de Pierre le quitte, le vide et s’empare de son corps. Son esprit semble attiré ailleurs, dans un autre monde....
Pierre revient à lui dans un sursaut, et se rend compte qu’il n’a pas entendu la fin de ce que lui expliquait Éva.
– Comment ? Que dis-tu ? demande Pierre intrigué.
– Je disais, nous avons le même nom de famille, cela peut vouloir dire qu’un lien de parenté nous lie, peut être notre père, qui sait ?
– Cela me paraît possible, tout me paraît possible en ce moment.... Au fait, où as-tu grandi ? Pour ma part, j’ai grandi dans Lyon même avec ma mère.
– Je suis gitane, j’ai été élevée par ma grand-mère.
– Je suis très content de faire ta connaissance, et j’espère que nous allons découvrir la vérité sur nos parents, pour mieux comprendre nos origines, notre passé...
Soudain, coupé par une des femmes, il ne peut finir sa phrase.
Tout à coup, Pierre est ébloui par un flash doré. Une vieille femme, qu’il avait aperçue dans le bus s’avance vers lui, interrompant leur conversation.
– Comme tu as grandi ! dit la femme d’un air étonné.
Le silence s’installe dans la forêt. Une larme coule sur la joue parcheminée de la vieille. Ses dents éclairent chaleureusement et d’une lumière dorée la scène silencieuse.
– Qui êtes-vous ? l’interrompt Pierre, brisant le silence.
– C’est normal que tu ne me reconnaisses pas. Je suis ta grand-mère.
– Non, c’est impossible !
– Je te connaissais déjà tout petit !
Elle s’approche de Pierre, pose sa main sur son épaule et lui avoue :
– Pierre, il faut que je t’annonce quelque chose d’important qui concerne ton passé, ton enfance et ta famille....
– Cela va-t-il changer ma vie ?
– En quelque sorte, la révélation va te bouleverser profondément, et va peut-être influencer les prochains choix de ta vie. Pierre écoute bien ce que je vais t’expliquer : ta mère n’est point gitane mais ton père, lui, l’est. Seulement, le jour de ta naissance, ta mère et toi avez été rejetés de notre communauté car vous n’aviez pas votre place parmi nous. Ton père s’est alors remarié avec une femme gitane avec laquelle il a eu Éva, ta demi sœur.
Le père de Pierre et la mère d’Éva s’étaient rencontrés lors d’un mariage gitan. Ils ne connaissaient personne, hormis les mariés. Seuls et s’ennuyant chacun de leurs côtés, ils s’étaient rapprochés et avaient appris à se connaître. Ils découvrirent qu’ils avaient beaucoup de passions et de centres d’intérêts en commun. Ils ne se perdirent pas de vue et se revirent une deuxième fois quelques temps après le mariage. Dans un restaurant du centre de Lyon, ce fut la confirmation du coup de foudre : ils ne purent plus se quitter, se fiancèrent et eurent Éva, leur seule fille, dans le même temps…
Je n’en revenais pas, je restais, là, planté comme un piquet. On venait de me raconter que j’avais une sœur.... Pourquoi ne pas me l’avoir dit avant ? Pourquoi m’avoir caché cette sœur ? C’était mon rêve d’en avoir une, de la taquiner. Ma mère était elle au courant ? J’avais l’air étonné, mais, à l’intérieur de moi-même, j’étais en colère et j’essayais de comprendre. Je me posais toutes les questions qui me passaient par la tête mais aucune réponse ne me satisfaisait. Au bout d’un moment, je fais une pause... Je me calme....
Éva me tend alors la main. Sans réfléchir, je la saisis. Elle m’entraîne alors au cœur de la cérémonie où règnent le bruit et l’agitation...
La musique retentit. On m’encercle. Les personnes autour de moi chantent. Le bruit s’intensifie. Tous dansent et applaudissent autour de nous. Je ferme les yeux. Un bourdonnement pénible résonne dans ma tête.
Je rouvre doucement mes yeux comme si j’avais peur, la foule s’est resserrée sur nous. Je vois trouble. Un son tambourine dans ma tête. Je me sens oppressé, étouffé dans cette foule. Les gens me bousculent, crient dans mes oreilles, mais je ne distingue pas leurs paroles. Il me semble reconnaître certains noms d’arrêts de bus ... à Lyon ?
Je me tourne vers Éva. Elle m’attrape par les épaules et me secoue brutalement. Je suis fatigué, mes jambes cèdent et je tombe. Des bruits sourds résonnent, je distingue un mot parmi toutes ses paroles, "Terminus !".
Terminus ? Quoi, Terminus ?! Je m’éveille en sursaut. Il faut vite que je descende. Le chauffeur marmonne des mots grincheux, il veut rentrer chez lui, je n’entends pas ce qu’il dit, un fond de musique étrangère - gitane ? couvre sa voix.
Je lance un dernier regard à l’arrière du bus, qui s’éloigne rapidement. Personne dans la rue... Mes yeux s’attardent sur une publicité accrochée au bus : « Vous aussi, si vous voulez comme Eva avoir de belles dents brillantes, utilisez Terminor, le dentifrice pour des dents en or ! »
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histoire 11
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Un nouveau départ
28 janvier 2015, par Collège Jacques Coeur, College Jacques Coeur -
E. C.
15 décembre 2014, par Collège Les Servizières, Collège Les ServizièresLorsque j’ouvre les yeux, une clairière offre devant moi un spectacle grandiose : des jongleurs, des contorsionnistes, des équilibristes, des cracheurs de feu… des bruits et des odeurs inconnus. Je découvre une rivière qui longe une forêt. Au centre de cet espace dégagé, se trouve un camp où se dresse un arbre haut de dix mètres. Sur l’écorce, il y a des signes gravés et des fleurs sont déposées sur les racines, comme pour créer un lieu de méditation et de paix.
Deux femmes se tiennent debout à l’entrée, chacune d’elles me fixe avec insistance puis elles nous laissent pénétrer dans leur camp. Deux fusées décollent du sol au moment où j’entre avec Eva et un feu d’artifice explose. Une mélodie inconnue commence. Des hommes en chemises colorées et en jeans jouent de la guitare, et les femmes se mettent à danser sur une musique gitane. Elles portent toutes des robes rouges qui leur tombent aux genoux. Leurs dents en or brillent dans le noir. Je remarque également que chacune a accroché autour de son cou un collier d’ambre.
Je vois aussi beaucoup d’enfants s’amusant avec un ballon autour du feu.Les invités se réunissent près d’Éva. Toutes les femmes sont accompagnées d’hommes qui semblent être leurs maris. Une tête dépasse du groupe ; c’est un homme âgé, vêtu d’un long manteau gris. Il a une petite barbe blanche. Ce vieil homme paraît ouvert et sympathique. La grand-mère à ses côtés est mystérieuse. Assise devant sa caravane, elle est entourée d’objets dont elle seule semble connaître les secrets.
Une fête commence quelques instants plus tard. Je peux sentir que la tension monte. Éva m’emmène sur la piste de danse puis elle me montre les pas traditionnels. Tout le monde se retourne vers moi et me regarde avec de grands yeux. Je me sens alors mal à l’aise, comme si je n’étais pas à ma place. Soudain, la musique s’arrête. Les invités se rassemblent, formant un cercle parfait et la plus âgée des six femmes avec qui j’ai fait le trajet s’avance très lentement vers Éva, un collier à la main.
Cette dernière fait tout d’abord un discours dans cette langue inconnue que je ne comprends toujours pas. A la fin, tout le monde l’acclame en criant. Je fais de même pour ne pas paraître anormal. Quand le silence règne à nouveau, la vieille femme accroche le pendentif d’ambre autour du cou d’Eva, ce qui appelle de nouveaux applaudissements. Cette cérémonie rituelle se termine ainsi, laissant place à la musique. Après un petit quart d’heure, tout le monde se rassemble autour du feu. Je ne comprends pas jusqu’à ce que l’un d’eux prenne la parole pour, me semble-t-il, raconter des histoires. Je me tiens à l’écart puisque, à part Eva, je ne connais personne. Nous n’avons pu échanger que quelques mots, quelques regards, déjà la soirée se termine.
Surpris par la voix d’Eva, je me retourne pour engager la discussion.
– Tu connais toutes ces personnes ? dis-je en montrant les invités.
– Oui, ils appartiennent à ma famille, tu es le seul ici qui n’en fait pas partie.
Je me sens mis à l’écart.
– Pourquoi tu parles français ?
– J’ai pu aller à l’école quand je suis arrivée en France. Tu sais, ce n’était pas facile de se faire des amis dans un pays étranger
Elle remarque que je fixe le collier avec insistance. Elle le décroche et me le tend pour que je puisse l’observer à ma guise.
Ce dernier est constitué d’une fine lanière de cuir, d’un pendentif fait d’ambre brun ainsi que d’une étrange pierre lisse d’un blanc laiteux. Sous la lumière ardente des flammes, des reflets multicolores miroitent.
Le bijou est lourd dans ma main. En soulevant la pierre, je découvre deux lettres : « E. C. ».
Intrigué, je demande à Éva ce qu’elles signifient.
– Ce sont mes initiales, me répond celle-ci. Je m’appelle Éva Collela.
Je suis choqué : nous avons le même nom de famille ! -
En route vers un univers inconnu...
17 novembre 2014, par Collège Jules Michelet, Collège Jules MicheletPendant le trajet, je ne fais que l’observer. Elle est tellement belle avec ses cheveux couleur or et son doux parfum envoûtant. Je me sens comme hypnotisé par sa beauté.
Je suis avec elle, je suis en extase. Je distingue toujours sa jolie silhouette et ses longs cheveux. Elle est ravissante. La lumière de la lune éclaire par touches son corps.
Tout d’un coup elle se retourne et me dit : « Sais-tu d’où nous venons ?
– Non.
– Qu’aimes-tu ?
– Je ne sais pas.
– Qu’as-tu mis dans ton sac ?
– Rien de spécial.
– Où vis-tu ?
– Quelque part à Lyon. »
Elle fronce les sourcils puis se tait. La discussion ne peut pas continuer. Je poursuis tout de même : "Je….je…pour être honnête, je suis inquiet et très excité par ce voyage »
Elle paraît réfléchir. Elle se retourne et me demande pourquoi je veux les accompagner. Je lui réponds que je veux découvrir d’autres cultures. Elle me demande mon âge et je lui réponds que j’ai vingt-et-un ans. Elle me dit qu’elle vient d’avoir dix-huit ans.
Nous nous arrêtons à la lisière d’un bois. Eva rejoint les autres femmes. Elles ont laissé leurs vélos et semblent commencer une discussion très importante. La plus âgée est en colère. Tout en restant à l’écart, j’écoute leur réunion. Eva prend la parole et elle semble argumenter de manière convaincante auprès des autres femmes car elles l’écoutent attentivement. Au bout de quinze minutes, la discussion prend fin. Eva s’approche de moi et m’explique :
« Je ne te cache pas que la situation est assez délicate… Je t’avoue que c’est un jour très spécial pour moi et ma famille. Aujourd’hui, c’est le jour de mes dix-huit ans. Dans ma famille, on a une tradition à respecter. Dès que l’on atteint cet âge, la plus âgée de la tribu doit donner un cadeau très précieux. C’est un pendentif agrémenté d’ambre sur lequel les initiales de ma famille sont inscrites. »
Je réponds , gêné : « Je suis désolé de déranger votre organisation. Je dois m’en aller ? »
Elle a failli me couper la parole : « Non, j’ai besoin de toi pour ce jour particulier. Suis-moi mais tu ne dois pas savoir où se trouve le lieu de la célébration. »
Les femmes s’engagent sur un sentier bien caché par un saule. Eva me bande les yeux avec un tissu noir. Nous avançons. Elle me guide en me tenant la main. Tout semble confus autour de moi. Je n’entends plus que des voix qui dialoguent dans ce dialecte étrange. Où cette errance va-t-elle me mener ?
Nous poursuivons notre chemin. Les feuilles craquent sous mes pieds. Il me tarde d’arriver à cet endroit dont je ne connais rien pour assister à cette cérémonie si particulière. Eva me guide toujours et au fur et à mesure de notre marche je commence à sentir une odeur de braise. L’inquiétude ne retombe pas, tout comme ma curiosité. Arrive ensuite jusqu’à mes oreilles une musique étrange, interprétée par des instruments inconnus. Des voix se joignent à cette mélodie. Je commence à sentir une odeur épicée de viande grillée. Mes sens sont étonnés. Sans m’avoir prévenu, Eva me retire le bandeau que j’ai sur les yeux et je découvre un spectacle extraordinaire. -
L’aventure
25 septembre 2014, par Joy SormanJe dois les arrêter.
Si je les laisse enclencher le mouvement alternatif des jambes qui entraînera le mouvement de rotation du pédalier, qui inaugurera un mouvement linéaire, celui de la route qui s’ouvre devant elles, une nationale déserte et triste, alors il sera trop tard et cet instant s’effacera. J’aurais beau courir derrière ce peloton de femmes étranges et magnétiques, je suis certain de les perdre rapidement, au bout de quelques dizaines de mètres – je n’ai jamais été un bon coureur, je n’ai aucune endurance.
La femme âgée, qui a pris la tête, pousse soudain un cri rauque, un cri d’oiseau prédateur, un cri de ralliement accompagné d’un geste du bras, un cri dans une langue que je ne connais pas mais que je traduis immédiatement : en avant !
Et je crie à mon tour, un cri net et puissant, de désespoir et de panique, de revendication et de supplication, qui sort de ma poitrine sans que je l’aie voulu, qui me surprend autant qu’elles, un cri démesuré au regard de la situation. Suivre ces femmes devient la chose la plus importante au monde, ma vie en dépend – est-ce que je suis en train de perdre la raison ?
Les 6 femmes interrompent net leur mouvement, leurs corps qui s’apprêtaient à donner la première impulsion se figent, elles se tournent vers moi, l’une après l’autre, reposent pieds à terre, perturbant alors l’alignement parfait qu’elles avaient formé pour se fondre sur la ligne blanche de l’asphalte, ligne du voyage et de la fuite, perpendiculaire à celle de l’horizon
L’une d’elles – la quarantaine peut-être, une longue jupe noire évasée, un manteau d’homme en tweed, une écharpe grise nouée sur la tête comme un turban - s’adresse alors à moi dans cette langue toujours inconnue, il me semble à ses intonations qu’elle est fâchée, elle parle fort et vite en me montrant du doigt, prend les autres à témoin. Je lui réponds du même débit pressé, je hausse le ton pour couvrir ses paroles – et une fois de plus c’est comme si ma voix ne m’appartenait plus, comme si les mots se formaient sans que je le décide, je ne maîtrise plus rien, les mots comme des chiens fous échappés de ma bouche, je supplie ces femmes de me laisser les accompagner, je leur dis que je me suis perdu, que je les trouve belles et que je ne leur veux aucun mal, qu’elles m’autorisent à faire un bout de chemin avec elles, que je me ferai oublier, je serai discret, silencieux, pas encombrant, c’est juste que je veux vivre une autre vie, quelques heures seulement, peut-être quelques jours si ça se passe bien.
Ma logorrhée est interrompue par la fille aux fraises Tagada et au bracelet de grelots, celle que j’avais regardée un peu plus attentivement que les autres. Elle descend de son vélo, marche vers moi, son visage maintenant collé au mien, je pourrais l’embrasser, prend ma main gauche, paume vers le ciel, suit du doigt les lignes de ma main - je me laisse faire, je me tais - puis plante ses yeux de feu comme des banderilles dans mes pupilles : tu es perdu pauvre garçon, tu n’as pas de maison ? pas de famille ? Tu veux nous suivre sans nous connaître. Tu sais, les gens ne nous aiment pas, nous avons si mauvaise réputation. Tu n’as pas peur ? Tu es sûr de toi ?
Je hoche la tête, je veux dire oui mais cette fois mon corps reste silencieux, bizarrement aphone, alors je lui souris.
Si tu veux nous accompagner, viens, on t’offrira un café, un thé si tu préfères, ou une bière. Nous pourrons te loger pour une nuit mais demain nous reprenons la route, il faudra nous quitter. Nous habitons à une quarantaine de minutes à vélo d’ici, vers le bois. Je veux bien te prendre sur mon porte-bagages, je pédale les 20 premières minutes puis on échange, tu pédales les 20 dernières, ça te va ? Ça me va. Merci, merci beaucoup.
Elle me prend à nouveau la main, nous rejoignons les autres restées un peu en retrait, l’air méfiant ou amusé, elle leur dit quelque chose, quelque chose de doux et d’assuré, elles rient, sauf une qui crache au sol en signe de désapprobation, je m’installe sur le porte-bagage, c’est bancal, inconfortable, mais pour rien au monde à cet instant je ne cèderais ma place, et enfin le cortège démarre alors que la nuit est tout à fait tombée, que le silence s’épaissit, juste troublée par le frottement des dynamos contre les roues, le cliquetis des pédales, le souffle court des femmes et le lointain bourdonnement des voitures – je me sens bien, apaisé et invincible, c’est l’aventure.
Tu t’appelles comment ? Pierre, et toi ? Eva. -
6 femmes
25 septembre 2014, par Joy SormanCes 6 femmes appartiennent à une même famille, mais ce ne sont pas leurs dents en or qui l’indiquent. C’est cette petite tâche brune sur le haut de leur front, à la racine des cheveux, comme la carte d’une île déserte, 6 femmes, 6 taches, 6 îles aux contours différents mais aux superficies équivalentes, que je découvre alors que je me suis enfin approché d’elles, que j’ai avancé vers le fond du bus, les observant à la dérobée.
Une singularité pigmentaire, une étrangeté génétique et poétique, leur peau en commun, qui les prive d’anonymat, les rattache immédiatement et incontestablement à une lignée, famille marquée par une légère malédiction dermatologique. Comment alors passer inaperçu, renier les siens, mentir sur ses origines ?Persuadé maintenant qu’elles sont de même ascendance, je voudrais deviner leurs liens familiaux. Qui est la mère, la tante, la sœur ou la cousine ? Qui a enfanté qui ? Qui est l’aînée et qui a l’autorité ? J’identifie une plus jeune, une plus vieille, mais entre ces deux âges c’est la confusion, l’incertitude, visages mêmement pâles, cheveux onyx d’un brillant égal, yeux en amande, bouches on l’a dit ; peut-être les jupes pour les unes, les baskets pour les autres, les cheveux courts ou longs, noués en queue de cheval ou défaits signaleraient une différence de génération. Leur timbre de voix sont proches également, et ces voix portent loin, du fond du bus jusqu’au chauffeur, phrases sonores, passées à la chaleur buccale de l’or, elles discutent entre elles, visages et bustes tournés les uns vers les autres à intervalles réguliers, dans une langue opaque qui ne ressemble à rien de ce que je connais, une langue lestée de consonnes, aux voyelles elliptiques ou escamotées, sifflées cul-sec comme une liqueur. Elles s’interpellent, se tiennent par les épaules, se désignent du doigt, moqueuses et bienveillantes – et je ne peux détacher mes yeux de leur sidérante parade. Parfois l’une d’elle pivote dans ma direction et de sa position légèrement surplombante, au cul du bus, me lance un regard noir : intimidé, honteux de les espionner, je me mets à cligner des yeux - signe de mon malaise.
A chaque fois que le chauffeur ralentit à l’approche d’une station, les 6 femmes se taisent, suspendent net leur parole, et alors le bus semble plongé dans un silence létal, le temps de charger les nouveaux voyageurs, qu’elles évaluent et détaillent comme s’ils passaient au détecteur de métaux, ou de mensonges. Puis le mouvement reprend, celui du bus, celui des phrases.
Ma station est passée depuis longtemps, je ne suis pas descendu, je veux rester avec elles, dans leur aura, dans leur champ magnétique, et rien d’urgent ne m’attend ce soir.Elles descendent au terminus de la ligne, aux franges les plus reculées de la ville, sur un rond-point désertique planté d’un arbre et de trois lampadaires. Au loin la fumée blanche d’une usine de traitement des déchets, un terrain vague sans bordures, une autoroute sur la ligne d’horizon.
Mutiques à nouveau au moment de quitter le bus, comme si elles se méfiaient du chauffeur, elles reprennent leur babil rauque à l’air libre. Je descends, je les suis, je ne pense plus qu’à une chose, les suivre. Deux autres passagers me précèdent pour aussitôt disparaître dans la grisaille, indifférents à cette mystérieuse procession de femmes.
Je me tiens à distance, quelques mètres derrière elles, je manipule mon portable pour me donner une contenance, ne pas éveiller les soupçons.
Six vélos emmêlés autour d’un lampadaire attendent les 6 femmes. Il faut quelques minutes pour détacher les antivols, récupérer tous les vélos, que chacune retrouve le sien, règle la hauteur de la selle et du guidon.L’une d’elles à cet instant attire mon attention. Elle porte au poignet un bracelet de grelots, enfourche un vélo de course rouge. Elle est vêtue d’un jogging blanc satiné, pantalon et blouson accordés. Elle doit avoir 25 ans, elle est ronde et jolie, elle a la pâleur et les cheveux noirs de sa famille.
Je me souviens qu’un peu plus tôt dans le bus elle a posé sur ses genoux un sachet de fraises Tagada dont elle a mangé l’intégralité du contenu le temps du trajet, à la cadence d’un métronome - une fraise toutes les 20 secondes.La nuit vient, leurs silhouettes s’estompent, elles se placent à nouveau en file indienne pour prendre la route, chacune enfourche son vélo, un pied sur la pédale, l’autre encore à terre, la plus âgée a pris la tête du cortège, elles rouleront bientôt vers le nord – mon cœur s’emballe, comment les suivre ? Je ne veux pas perdre leur trace, pas maintenant, pas déjà.