Je me sens désorienté : d’où vient cette langue inconnue que je comprends et parle sans effort ? Je suis à la fois inquiet et content de ce nouveau savoir. Je regarde autour de moi, il faut que j’en apprenne davantage sur ce campement hérissé de tipis autour d’un grand feu. Cris, rires, danses, tout bouge dans cette étrange transe collective. Je regarde le jeune indien qui s’approche car j’ai éprouvé le besoin, un peu plus tôt, de me mettre à l’écart de toute cette agitation. J’ai besoin de réfléchir pour comprendre ce qui m’arrive.
« Où suis-je ? »
« Tu te trouves au sud de l’île de Koroco, dans un endroit particulier, rare et magique. Tu as perdu tous tes repères et tes souvenirs pendant la traversée. Mais maintenant tu es parmi nous, tu es chez toi. Les six femmes qui t’ont escorté sont ta vraie famille et Kora, la plus âgée est ta grand-mère. A ta naissance, nous t’avions envoyé en Europe pour te faire découvrir un monde nouveau. Maintenant il est temps de revenir sur la terre de tes ancêtres. C’est pourquoi nous les avons envoyées te chercher ».
Je ne crois pas trop à ce discours mais je me résigne à l’écouter. Étrangement, maintenant je me sens bien. La lumière est étincelante. Brutalement une éclipse obscurcit le ciel, il n’y a plus aucun bruit, même les oiseaux ne chantent plus. Le silence est si intense qu’il en devient matière. Mon nouveau compagnon me fait signe de le suivre et m’invite à monter sur une barque décorée d’arabesques colorées. Le lac est paisible, doux. Achack chante un chant profond et lourd en pagayant calmement. Au milieu de l’eau, je me sens gagné par le sommeil et me blottis au fond de l’embarcation. J’entends alors un sifflement strident. Achack s’approche, me tend un bel attrape-rêve duveteux et perlé de petites pierres polies, si douces :" Voici, mon frère, pour te protéger des cauchemars de la nuit car il n’est pas encore temps d’habiter ici pour l’éternité". Je saisis l’attrape rêve et sert très fort ce talisman contre ma poitrine.
Comme dans un souffle, je me sens brusquement aspiré dans un tunnel étroit, multicolore, je crois que je vais mourir, j’ai le cœur dans le cerveau, tout est brouillé, j’étouffe, j’ai l’impression que cela ne va jamais s’arrêter, c’est terrifiant. Une douleur foudroyante m’envahit, ma tête me fait cruellement souffrir, mes jambes sont en feu. Une lumière jaune m’aveugle, on force mes yeux, j’entends des voix mais je ne les comprends pas, mon corps s’élève dans les airs… Il retombe comme un bloc dur. Comme si mon corps et mon esprit étaient complètement séparés, je me vois au milieu d’un groupe de pompiers qui s’agitent et tentent de me réanimer, je saisis des brides de voix « Restez avec moi ! Réveillez-vous ! ». Des sirènes résonnent dans ma tête, une foule bruyante et curieuse est amassée autour des pompiers. Un car, couché dans le fossé est dévoré par les flammes. Les lumières des gyrophares tournoient dans l’obscurité de la nuit. Je me sens impuissant, ne contrôle plus rien, les pompiers s’agitent de plus en plus, ils me déposent sur un long brancard orange. J’ai mal, si mal. Impossible de hurler ma douleur. Deux grosses poignées métalliques et glacées se posent sur moi : « Attention pour choquer ! Choquer ! ». Un choc électrique me traverse. Noir total.
Je me réveille dans une salle froide et aseptisée et dont les moindres recoins sont stérilisés. Je suis connecté à plusieurs machines « bip, bip, bip… ». L’électrocardiogramme est régulier. Tout mon corps me fait souffrir, je ne suis plus que bandages, plâtres, attelles, perfusions. Mes yeux sont entrouverts, j’ai du mal à les ouvrir complètement, je regarde en direction du plafond et vois mon attrape-rêve accroché et tout me revient à l’instant. L’étrange voyage, le lac, Achack et la fête. Était-ce un rêve ou la réalité ? Je cligne des yeux et aperçoit les six femmes dans l’obscurité assises sur six chaises dans un ordre aléatoire, elles me regardent avec bienveillance en souriant avec leurs dents en or qui illuminent toute la pièce. Je comprends alors que le pauvre orphelin que je suis a retrouvé sa famille, j’ai la vie devant moi pour les rencontrer. De bonheur, je ferme les yeux apaisés… A mon réveil, je les cherche, les appelle, hurle : elles ont disparu. Ne sont jamais venues si j’en crois l’infirmière qui s’emploie à me calmer. C’est un délire lié aux calmants, ce n’est rien, je suis un miraculé. Pourtant il me reste un attrape-rêve abandonné sur le mur de ma chambre de réanimation...
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histoire 6
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L’attrape rêve
28 janvier 2015, par Lycée André Cuzin, Lycée André Cuzin -
Rêve ou réalité ?
15 décembre 2014, par Joy SormanAlors que je danse de plus en plus vite, de plus en plus fort, alors que la musique s’infiltre en moi comme un élixir de vie, comme un shoot d’adrénaline, mais aussi comme un poison, alors que mon corps m’échappe, semble mû par une force invisible, alors que je me contorsionne avec une facilité et une dextérité déconcertantes, alors que je m’abandonne tout entier à cette fête, au partage et à la joie, le retour de bâton est cinglant, la conscience que je suis loin de chez moi me déchire le ventre, un éclair qui soudain me paralyse, me coupe le souffle et m’immobilise comme une statue de sel au milieu de la foule qui continue de s’agiter au rythme des chants et des tambourins.
Perdu au milieu de nulle part, sur une île qui ne ressemble à aucun paysage connu, sur un petit bout de terre couvert de plantes gigantesques aux couleurs aveuglantes, sous un ciel qui vire au mauve à la tombée de la nuit, dans l’air doux et parfumé d’iode, perdu parmi un peuple que j’imagine heureux et innocent, coupé du reste du monde, ignorant de la fureur de l’humanité.
Je ne sais même pas nommer la mer qui nous entoure, je ne sais même pas si ma ville, celle où j’ai grandi, celle que j’habitais jusque là, se situe à l’est, à l’ouest, au nord ou au sud de cette petite île.
Une angoisse amère monte, la peur incontrôlable de ne plus jamais revenir sur mes pas, la certitude que tout retour est désormais impossible, le sentiment vertigineux d’être passé de l’autre côté du miroir. Mais quel miroir ? Celui de ma propre conscience, de ma propre imagination ? Est-ce un rêve ? Si c’est le cas je vous supplie de me réveiller. Mais si j’ai basculé dans un pli caché de la réalité, quelle force pourra me ramener, quelle volonté saura m’arracher à ce voyage insensé ?
Il faudra rester ici et se réinventer, ou tenter l’aventure dans l’autre sens pour peut-être se perdre définitivement. Il faudra devenir indien, changer de nom, d’histoire, de passé, de langue et d’habitudes. Ou avoir le courage de fuir droit devant, sans savoir où me mènera ma course.
Il me semble que les 6 femmes et les indiens se connaissent parfaitement, mais aussi qu’ils se retrouvent aujourd’hui après une longue séparation, comme les membres d’une famille dispersés aux quatre coins du monde. Ils se serrent dans les bras, éclatent de rire, se donnent des accolades.
Je capte des bribes de phrases dans cette langue qui m’est devenue familière, aussi évidente que le sang qui coule dans mes veines, je les entends parler d’enfants, de voyages en mer, de parents morts, de pêche et de cuisine, de fleurs et de tempêtes.
Agité de mille pensées, je m’isole à l’ombre d’un arbre si imposant qu’il masque le ciel.
Mais un jeune indien, qui doit avoir mon âge, m’a remarqué et s’approche. Il me demande si ça va, si je me sens bien, et alors un nouveau miracle se produit : non seulement je comprends leur langue mais désormais je la parle. Des mots étranges sortent de ma bouche, le plus naturellement du monde, j’articule sans effort : kratran vgoli dsar. -
Découverte d’un nouveau monde
17 novembre 2014, par Collège Les Servizières, Collège Les ServizièresLa conversation est difficile. Depuis le temps que je les suis, enfin je les rencontre. Je fais de grands gestes pour essayer de me faire comprendre. Je leur demande qui elles sont dans un anglais médiocre. « You’ll see … », répond la plus âgée.
En voulant me rapprocher de cette femme, je trébuche sur une trappe et je me retrouve face à un immense tableau. Au premier plan, j’observe un serpent dans les hautes herbes. Il a d’immenses yeux jaunes qui luisent d’une manière étrange et la totalité de son corps semble fait d’émeraude. J’ai l’impression qu’il essaye de me dire quelque chose. Je m’approche et soudain je sens une force qui m’attire vers le tableau, je tente de reculer en vain. Je me retrouve englouti à l’intérieur de la peinture.
Je reprends connaissance dans un endroit qui m’est totalement inconnu. Sans même ouvrir les yeux, je sais que le monde autour de moi n’est plus le même. Je sens le soleil sur mon visage, chaud et vif , et l’air iodé emplit mes poumons à chaque inspiration. Lorsque j’ouvre les yeux, je suis assailli par les couleurs éclatantes qui m’entourent, comme si j’avais vu toute ma vie à travers un filtre grisâtre, et qu’on me l’avait enfin enlevé. Je me retourne, me pince le bras pour vérifier que je ne rêve pas et détaille avec attention la merveille qui s’offre à mes yeux. Je découvre un bateau avec d’énormes papillons en guise de voiles.
J’aperçois de l’autre côté du bateau six petites ombres à travers les nuages. Ces silhouettes familières se rapprochent : je suis sans crainte.
Nous t’attendions ! dit la benjamine que je comprends maintenant sans savoir comment.
Après avoir vu cette étrange scène, je remarque que leurs taches de naissance sont rouges. Ma grand-mère porte ce mystérieux motif, elle est indienne. Je suis persuadé que ces six femmes le sont aussi. Cela peut expliquer leur chant étrange. Mais pourquoi se cachent-elles des regards ? Cette question m’obsède.
Pour me faire comprendre exactement qui elles sont, la plus jeune court à la poupe et revient avec une grande caisse. Elle sort tout d’abord un livre que je connais déjà. Oui, il ressemble aux livres rouges posés sur la table de la maison. Ceux-là même qui m’intriguaient lorsque le chant a débuté. L’une d’elles me montre un objet très étrange, plutôt long. Une autre me dit qu’il chasse les mauvais rêves. A ce moment-là, elle extirpe une coiffe. Je le comprends avec ce chapeau de plumes colorées : elle est indienne.
Je tourne la tête et aperçois au loin une ombre flottant au-dessus de l’eau qui danse avec les vagues. Au fur et à mesure que nous nous approchons, je distingue une île. Elle me paraît familière : elle était peinte sur un tableau suspendu dans la maison des six femmes. Elles avouent que chaque tableau illustre un lieu de ce monde.
Plus tard, nous arrivons à terre. Nous traversons un environnement sauvage, hostile. Les femmes avancent d’un pas assuré et ont l’air de parfaitement connaître les lieux. La nuit commence à tomber ; je me demande ce qui m’attend. Pourquoi m’attirent-elles ici, dans cet univers mystérieux ? Mes guides continuent encore et toujours de s’enfoncer dans l’île. J’ai froid, je tremble. Quand allons-nous nous arrêter ? Où allons-nous dormir ? La peur s’installe en moi. Nous nous arrêtons enfin et découvrons un camp indien. L’homme qui a l’air d’être le chef vient nous accueillir et m’invite à dîner. Lorsque le repas s’achève, tous les indiens se lèvent et se mettent à tourner autour du feu allumé plus tôt. Ils entonnent à nouveau l’air que les six femmes m’ont chanté. L’un d’eux m’invite à me joindre à cette danse. J’accepte en hésitant puis je commence à les imiter. Après quelques minutes, un doute m’envahit : comment vais-je retourner chez moi ? -
Un chant mystérieux
25 septembre 2014, par Collège Gilbert Dru, Collège Gilbert Dru 3Je cherche un moyen de transport facile. Je regarde autour de moi et je vois un garçon avec un skate board. Je l’interpelle :
"Eh ! Petit ! Prête-moi ton skate !
– Et contre quoi vous le donnerai-je ? Interroge le garçon.
– Euh... Je ne sais pas, mais je suis très pressé, réponds-je impatient.
– Eh bien ! Décidez-vous ! Me presse le petit.
– Dix euros, ça t’irait ? Je n’ai que ça dans mon porte-feuilles.
Je les lui donne.
- Vous n’auriez pas quelque chose d’autre ?” Interroge-t-il intéressé.
Je fouille dans mes poches et retrouve des fraises Tagada que j’avais achetées quelques heures plus tôt. Je les lui donne. L’enfant accepte et me donne son skate board. Je repars alors dans ma course- poursuite, toujours attiré par ces mystérieuses femmes qui avaient disparu à l’horizon.Je ne parviens pas à les rattraper. Leurs silhouettes s’éloignent de plus en plus. Alors, tout en poussant le plus vite possible sur mon skate board, je me mets à me poser mille questions : pourquoi les ai-je suivies ? Pourquoi ont-elle autant d’emprise sur moi ? Pourquoi ne suis-je pas simplement descendu à mon arrêt ? Il fallait que je fasse cette erreur, cette erreur fatale !
À cause de ma hâte et de ma précipitation pour les retrouver, la vie me joue un tour : une douleur soudaine et inattendue me brûle tous les membres. Le temps ralentit peu à peu, je faiblis de plus en plus et je finis par réaliser que je suis passé sous une voiture. Avant de perdre connaissance, je vois au loin les six femmes revenir sur leurs pas et se diriger vers moi. Mes paupières deviennent de plus en plus lourdes, je ne vais plus pouvoir tenir...
Je me réveille, troublé. Devant moi une salle illuminée par la peinture des murs couleur or, où sont affichés des tableaux fantastiques. Le sol est recouvert d’immenses tapis rouge et or. Je repère que sont affichés dans la maison certains drapeaux d’Amérique du Sud : le Chili, la Bolivie, le Paraguay, le Pérou, l’Uruguay, l’Argentine. Les meubles sont anciens : une grande armoire avec des dorures ; une immense table sertie de diamants autour de laquelle se trouvent six chaises. En face de ces six chaises, sur la table, sont disposés six livres rouges. Je vois encore, au fond de la pièce, une petite porte en bois avec un verrou en or. Quelques bougies éclairent la pièce et sont la seule source de lumière. Je commence à distinguer des signes disposés un peu partout dans la salle où je me trouve. Ces signes me sont inconnus et ressemblent bizarrement au nombre 6. Je fais soudain le lien entre les six femmes et les six drapeaux.
Je pose mon regard encore embrumé sur un meuble suspect au fond de la pièce mais je n’ai pas le temps de l’examiner car les femmes se mettent à chanter : c’est la plus vieille qui commence une sorte d’incantation ; une autre qui claque de la langue a un rythme rapide et régulier. Les paroles sont incompréhensibles mais cela fait penser à un chant de tribu. Les femmes dansent en bougeant les bras et les pieds comme une vague : leurs mains ondulent avec le mouvement d’un serpent. Le son est de plus en plus fort, certaines s’essoufflent mais doivent continuer. J’ai l’impression d’un rituel, c’est un chant de vie, ma tête tourne et je vois se dessiner dans l’air un serpent jaune et noir, très grand.
Le chant s’arrête soudainement. Elles ont le visage calme et le serpent a disparu.
"C’est beau ! Quelle langue parlez-vous ? M’exclamé-je avec un enthousiasme mêlé de crainte.
– Getobak enomaku ouna, entends-je l’une d’elles me répondre.
C’est la plus âgée, celle qui semblait mener le chant. Toutes le six forment désormais un cercle autour de moi et me regardent en souriant de toutes leurs dents en or. Leur regard très apaisé exprime un air interrogateur, presque rieur : elles ont de petites rides aux coins des yeux, qui sont certainement la trace de nombreux moments de joie et de festivité.
– ¿ Habla español ? essayé-je à tout hasard.
– Qué ? Qué ? répond une autre, en interrogeant ses compagnes.
– Do you speak english ? Dis-je dans une nouvelle tentative pour communiquer avec elles.
– Yes, english, little bit, I speak." répond la première.
Je me rends compte alors que je suis en présence d’êtres avec qui il sera difficile de dialoguer, mais qui, visiblement, vont me faire pénétrer dans un monde nouveau... -
6 femmes
25 septembre 2014, par Joy SormanCes 6 femmes appartiennent à une même famille, mais ce ne sont pas leurs dents en or qui l’indiquent. C’est cette petite tâche brune sur le haut de leur front, à la racine des cheveux, comme la carte d’une île déserte, 6 femmes, 6 taches, 6 îles aux contours différents mais aux superficies équivalentes, que je découvre alors que je me suis enfin approché d’elles, que j’ai avancé vers le fond du bus, les observant à la dérobée.
Une singularité pigmentaire, une étrangeté génétique et poétique, leur peau en commun, qui les prive d’anonymat, les rattache immédiatement et incontestablement à une lignée, famille marquée par une légère malédiction dermatologique. Comment alors passer inaperçu, renier les siens, mentir sur ses origines ?Persuadé maintenant qu’elles sont de même ascendance, je voudrais deviner leurs liens familiaux. Qui est la mère, la tante, la sœur ou la cousine ? Qui a enfanté qui ? Qui est l’aînée et qui a l’autorité ? J’identifie une plus jeune, une plus vieille, mais entre ces deux âges c’est la confusion, l’incertitude, visages mêmement pâles, cheveux onyx d’un brillant égal, yeux en amande, bouches on l’a dit ; peut-être les jupes pour les unes, les baskets pour les autres, les cheveux courts ou longs, noués en queue de cheval ou défaits signaleraient une différence de génération. Leur timbre de voix sont proches également, et ces voix portent loin, du fond du bus jusqu’au chauffeur, phrases sonores, passées à la chaleur buccale de l’or, elles discutent entre elles, visages et bustes tournés les uns vers les autres à intervalles réguliers, dans une langue opaque qui ne ressemble à rien de ce que je connais, une langue lestée de consonnes, aux voyelles elliptiques ou escamotées, sifflées cul-sec comme une liqueur. Elles s’interpellent, se tiennent par les épaules, se désignent du doigt, moqueuses et bienveillantes – et je ne peux détacher mes yeux de leur sidérante parade. Parfois l’une d’elle pivote dans ma direction et de sa position légèrement surplombante, au cul du bus, me lance un regard noir : intimidé, honteux de les espionner, je me mets à cligner des yeux - signe de mon malaise.
A chaque fois que le chauffeur ralentit à l’approche d’une station, les 6 femmes se taisent, suspendent net leur parole, et alors le bus semble plongé dans un silence létal, le temps de charger les nouveaux voyageurs, qu’elles évaluent et détaillent comme s’ils passaient au détecteur de métaux, ou de mensonges. Puis le mouvement reprend, celui du bus, celui des phrases.
Ma station est passée depuis longtemps, je ne suis pas descendu, je veux rester avec elles, dans leur aura, dans leur champ magnétique, et rien d’urgent ne m’attend ce soir.Elles descendent au terminus de la ligne, aux franges les plus reculées de la ville, sur un rond-point désertique planté d’un arbre et de trois lampadaires. Au loin la fumée blanche d’une usine de traitement des déchets, un terrain vague sans bordures, une autoroute sur la ligne d’horizon.
Mutiques à nouveau au moment de quitter le bus, comme si elles se méfiaient du chauffeur, elles reprennent leur babil rauque à l’air libre. Je descends, je les suis, je ne pense plus qu’à une chose, les suivre. Deux autres passagers me précèdent pour aussitôt disparaître dans la grisaille, indifférents à cette mystérieuse procession de femmes.
Je me tiens à distance, quelques mètres derrière elles, je manipule mon portable pour me donner une contenance, ne pas éveiller les soupçons.
Six vélos emmêlés autour d’un lampadaire attendent les 6 femmes. Il faut quelques minutes pour détacher les antivols, récupérer tous les vélos, que chacune retrouve le sien, règle la hauteur de la selle et du guidon.L’une d’elles à cet instant attire mon attention. Elle porte au poignet un bracelet de grelots, enfourche un vélo de course rouge. Elle est vêtue d’un jogging blanc satiné, pantalon et blouson accordés. Elle doit avoir 25 ans, elle est ronde et jolie, elle a la pâleur et les cheveux noirs de sa famille.
Je me souviens qu’un peu plus tôt dans le bus elle a posé sur ses genoux un sachet de fraises Tagada dont elle a mangé l’intégralité du contenu le temps du trajet, à la cadence d’un métronome - une fraise toutes les 20 secondes.La nuit vient, leurs silhouettes s’estompent, elles se placent à nouveau en file indienne pour prendre la route, chacune enfourche son vélo, un pied sur la pédale, l’autre encore à terre, la plus âgée a pris la tête du cortège, elles rouleront bientôt vers le nord – mon cœur s’emballe, comment les suivre ? Je ne veux pas perdre leur trace, pas maintenant, pas déjà.