J’entre à présent dans l’hôpital pour les enfants. Ils sont calmes, ils dorment ou jouent. L’une d’entre eux attire particulièrement mon attention. Je reste hypnotisé par cette fille qui semble ordinaire mais qui a quelque chose de plus que les autres, je ne sais pas quoi. Elle lit attentivement quand soudain elle lève sa tête et son regard innocent et perdu croise le mien. Ses yeux marron brillants me coupent le souffle. Je m’approche timidement de son lit :
– Bonjour...
– Bonjour monsieur, me répond-t-elle.
– Comment t’appelles-tu ?
– Lina...
– Que s’est -t-il passé pour que tu te retrouves ici ?
– Je suis en manque d’énergie, j’ai beaucoup maigri ces temps-ci, je ne mange presque plus.
– Pourquoi ?
– Je me sens seule, ni joie, ni amour. J’ai été abandonnée il y a 3 ans par mes parents... Ils n’avaient pas les moyens de s’occuper de moi pour mon avenir : mes études donc une vie normale… Je ne comprends pas leur choix... Si seulement je pouvais les retrouver... je ne demande pas une vie parfaite ni la Lune... juste l’amour d’une mère et le réconfort d’un père... Leurs présences me manquent tellement...
– Je suis tellement désolé… Je reviendrai te voir plus tard, Lina... A plus tard.
Je me retourne bouleversé, ému, déstabilisé. Je ne trouve pas les mots pour décrire le sentiment que j’éprouve pour cette jeune Lina... Avec Naila nous continuons notre visite. « Je vais t’emmener dans mon endroit préféré, l’ancien réfectoire », dit-elle en souriant. J’ai une impression de déjà vu, un sentiment très fort, inexplicable qui me laisse perplexe. Suis-je passé par ce couloir ? Cette couleur me semble familière. Pourquoi ai-je ce sentiment d’être déjà venu ? Je n’arrive toujours pas à savoir. Mon cœur bat tellement fort que je l’entends. Naila ouvre une porte. J’entre dans l’ancien réfectoire. Autour de moi il y a beaucoup de photos exposées. Je me mets à la recherche de celle de Lina, jusqu’à voir des photos qui me semblent familières. Ce sont des amis que j’ai côtoyés étant petit. J’en vois une où j’ai l’impression de me reconnaître. Après une minute d’observation, j’en suis sûr, c’est bien moi. À la mort de mes parents, quand j’étais encore bébé, j’ai été recueilli à l’orphelinat. Je n’y étais pas resté longtemps car les femmes étaient venues me chercher pour m’emmener dans leur camp. Ces femmes m’ont nourri et éduqué. Quand j’ai grandi je suis allé à l’école comme les autres et pour moi les femmes étaient comme ma famille. Puis j’ai été adopté et j’ai oublié mes premières années.
On va s’installer dans la grande yourte, celle des six femmes. L’intérieur est très lumineux et décoré par des bibelots lustrés. Une des six femmes est déjà présente et lit. Je remarque sur un meuble un livre doré avec une tranche abîmée. Je me permets de l’ouvrir, profitant que la femme soit plongée dans son livre :
6 août 1975
« Nous sommes toujours dehors, il fait froid, la pluie ne cesse de tomber, nous avons faim et sommes fatiguées »
8 août 1975
Toujours dehors, toujours fatiguées, cette fois-ci par un soleil brûlant.
15 Octobre 1975
Cela fait maintenant six jours que nous sommes ici, logées et nourries. Nous avons eu la chance, un matin de voir un camp. Nous étions faibles mais sauvées. Dans ce camp, on pose une dent en or à toutes les personnes qui y vivent, comme un signe d’appartenance au camp.
Je ferme le livre très rapidement, avant que la femme me voie, puis vais m’asseoir, très surpris de ma récente lecture. Tout à coup je vois que la femme me fixe.
– As-tu lu le passage de notre accueil dans un camp ? Je pense que oui. Laisse-moi t’expliquer pourquoi nous avons toutes des dents en or.
La jeune femme m’explique qu’elle et ses sœurs ont décidé de porter une dent en or à la mort de la chef du camp qui les avait recueillies, pour lui rendre hommage. Ensuite elles ont voulu faire comme elle et ont continué de s’occuper du camp pour les enfants abandonnés. Elles ont remplacé leurs dents par des dents en or pour que les enfants les reconnaissent facilement.
Je comprends enfin pourquoi ces six femmes m’attirent autant. J’ai toujours eu un lien avec elles. Elles m’ont recueilli quand j’étais sans parents, sans personne à mes côtés. Elles m’ont élevé comme leur propre fils, m’ont donné tout leur amour. Ces visages frondeurs, leurs sourires chaleureux dont je me souviens maintenant. Dans le bus elles m’ont tant intrigué...
– Dans le bus, m’aviez-vous reconnu ? je demande.
– Oui. Tous ces enfants que nous recueillons depuis toutes ces années... On aime s’assurer qu’ils grandissent bien, d’autant plus que nous n’avions encore jamais recueilli de garçon avant toi.
– Je comprends mieux...
La jeune fille au foulard me fixe depuis tout à l’heure, et, chaque fois que je croise son regard, elle ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire radieux qui me fascine. Je ressens un sentiment indescriptible envers elle, elle me captive. Je ne vois plus qu’elle.
Avec Nayla nous nous sommes mariés et nous avons fait tous les papiers pour l’adoption de Lina qui arrivera vendredi soir. Nous avons gardé contact avec les cinq autres femmes et le campement. Nous nous y rendons souvent car Nayla y travaille encore. J’ai tout retrouvé et nous qui étions abandonnés nous nous retrouvons avec une très grande famille. Cette poursuite m’aura valu une femme et une fille. Désormais je ne m’imaginerai plus d’histoires. Ces femmes qui m’avaient tant fasciné étaient simplement des femmes normales, ni reines, ni exilées, ni répudiées, ni guerrières, ni sorcières, ni chasseuses de primes. Elles m’avaient attiré par les souvenirs confus qui me revenaient quelquefois lors d’un rêve. Désormais j’ai choisi ce que je veux faire.
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histoire 1
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5/ Souvenirs
28 janvier 2015, par Collège Victor Grignard, Collège Victor Grignard -
4/ Visite guidée
15 décembre 2014, par Collège Gilbert Dru, Collège Gilbert Dru 3Qui sont ces six femmes ? Que veulent-elles ? Toutes ces questions s’emmêlent dans ma tête comme pour créer une pelote de laine. La jeune fille ne me répond pas. Elle se contente de sourire.
Elle me demande de la suivre pour m’expliquer pourquoi il y a un campement. C’est dur de circuler entre les tentes car elles sont très collées, il y en a beaucoup. La fille au foulard m’accompagne dans une tente : elle est verte et l’entrée est bordée d’or. À l’intérieur, il y a ces fameuses cinq femmes. La première des six s’avance et dit :
« Dans ce campement, on recueille des enfants perdus. On les amène dans ce camp pour les aider et on les garde ici.
– Mais pourquoi ne pas les rendre à leurs parents ? demandé-je.
Un long silence se fait dans la salle puis la plus vieille des six me dit :
– Cela ne vous regarde pas, vous ne faites pas partie de notre camp.
– Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser.
La vieille femme s’adresse alors à mon guide dans une langue inconnue.
Une fois dehors, la fille au foulard me dit :
– Ne t’inquiète pas, jeune homme, je vais te garder dans ma tente.
– Non, je ne fais pas partie de votre camp ; je dois partir.
– Ne t’inquiète pas, je te dis. Tu veux savoir qui sont ces femmes, oui ou non ?
– Oui…
Les cinq femmes sortent et je les vois se diriger chacune dans une tente. Je sens que mon aventure va être longue.
En ce lieu, ma fascination est grande. Je demande à la jeune fille au foulard d’où vient ce mélange de tentes, cabanes et caravanes. Face à mes questions, elle m’adresse un sourire moqueur et me prend la main. Elle me fait parcourir une enfilade de petites allées entre les tentes. Dans certaines, de petits enfants jouent et chantent dans diverses langues. Dans d’autres, des femmes tissent et bavardent. L’ambiance est joyeuse et affairée. Après quelques minutes, mon inconnue au foulard s’arrête devant une grande yourte. Elle ouvre la porte et me fait signe d’entrer. À l’intérieur, je suis émerveillé par la décoration. Il y a des tapisseries rouge et or, de grands tapis et de petites banquettes. Deux femmes viennent vers nous. La jeune fille semble leur demander quelque chose et, aussitôt, ouvre le rideau. Des odeurs viennent à mes narines. Sur le poêle, des plantes laissent échapper leurs arômes. Une bouilloire siffle et de l’eau gicle. Sur les étagères, des essences sont entreposées. Une femme d’une vingtaine d’années est allongée sur un lit, sous un drap blanc et, à côté d’elle, une autre lave un nouveau-né ; elle le pose ensuite sur la femme qui pleure de joie. Une autre encore mélange des produits qui me sont inconnus. La troisième panse la jambe écorchée d’un petit garçon.
Ma mystérieuse accompagnatrice m’emmène ensuite vers une étrange cabane en bois foncé qui semble plus austère que les autres. Elle comporte un sigle gravé qui ressemble à un livre ouvert. La femme m’invite à entrer puis me dit :
« Tu es le premier homme à entrer ici. »
Je ne réponds pas tellement je suis fasciné par tous les trésors qui s’y trouvent : l’intérieur est poussiéreux et le plancher grince mais il y a d’énormes tas de livres, des vases grecs et des sculptures, des pièces de monnaie de différents pays.
L’inconnue me tire par la main et me conduit alors dans une caravane grise rouillée. Le sol est recouvert d’un tapis à motifs orientaux. Épuisé, je m’assieds dans un fauteuil pour me remettre de cet incroyable parcours. Puis je me rends alors compte que tous les objets dans cette pièce sont comptés par six : six chaises, six coussins, six matelas … Cette vieille caravane délabrée serait-elle leur habitation ?
Plus loin, à l’intérieur d’une tente, je vois un groupe d’enfants . Au milieu de la tente, un feu sous une marmite. Je vois aussi une immense table d’au moins trente personnes sur laquelle les enfants posent leur assiette et leurs couverts. C’est sûrement la tente où les enfants mangent, une sorte de réfectoire. Remarquant tout à coup ma présence, ils me fixent d’un air intrigué. Puis ils se précipitent sur moi et me questionnent : ils me demandent d’où je viens, quel âge j’ai…
Nous reprenons notre marche. J’arrive devant une caravane rouge sur un panneau blanc est écrit le nom « ÉCOLE » en lettres capitales bleues. Je pose la main sur une poignée en forme de main de couleur argent. J’ouvre la porte, j’entre et tous les élèves se tournent en même temps vers moi. Je fais quelques pas dans la pièce, la porte se referme toute seule. Je m’assieds sur une chaise vide à côté d’un enfant. Ils sont une quinzaine, qui ont tous une table individuelle, petite, aux pieds argentés. Leurs chaises en bois ont elles aussi quelques touches d’argent. Chaque élève a à ses côtés un pot rempli de divers stylos. Sur chaque mur se trouvent des affiches venues des quatre coins du monde. Le professeur, qui se tient devant un grand tableau d’ardoise, m’accueille avec un « hello ! ». Ils apprennent l’anglais. Je reconnais dans la bouche de ce professeur un éclat d’or. C’est une des leurs. -
UN MONDE CACHÉ
17 novembre 2014, par Joy SormanC’est comme si une ville en miniature avait été reconstituée à l’intérieur de cette usine abandonnée, une terre vierge à occuper, une immense plage de béton surmontée d’une verrière, loin des regards et de l’agitation du monde.
Une forte odeur de cuisine rissolée et de lessive plane dans l’atmosphère, un drôle de mélange olfactif, suave et entêtant, balayé par les courants d’air qui traversent cet immense hangar et me font frissonner.
Je pense à ces images de camps de réfugiés que l’on voit régulièrement à la télé, mais aussi aux tentes de bédouins dans le désert et aux caravanes de forains qui s’installent sur les places des villages.
Accroupi derrière une minuscule cabane de fortune, faite de planches récupérées, de morceaux de tôle et des bâches, j’observe à la dérobée cette mystérieuse communauté, exclusivement composée de femmes et d’enfants – je n’aperçois aucun homme -, en serrant dans ma main ce foulard qui me servira de sésame, de gage de bonne foi, qui me permettra enfin d’entrer en contact avec elles.
Au milieu de caravanes bancales privées de leurs roues, je vois des grappes d’enfants qui s’amusent en poussant des cris de joie, des femmes qui s’affairent, quelques unes assoupies sur des matelas posés à même le sol, indifférentes au brouhaha, d’autres qui devisent, assises en cercle sur des cageots transformés en fauteuils de fortune.
J’en reconnais certaines, celles que j’avais aperçues dans le bus, et dont les sourires d’or continuent d’étinceler, j’entends à nouveau des bribes de phrases dans cette langue que je ne connais pas, mais beaucoup d’entre elles parlent également français, mélangeant les deux langues, passant de l’une à l’autre dans un babil ininterrompu. Bercé par la musique des lieux, hypnotisé, comme ivre, je ne perçois pas cette présence qui s’avance dans mon dos.
Une main se pose délicatement sur mon épaule, je sursaute, mon cœur se fige comme sous l’effet du gel, je sens sur ma nuque une haleine chaude au parfum acidulé de fraise Tagada, puis une voix fluette à mon oreille articule avec douceur : tu m’as rapporté mon foulard, c’est gentil, j’y tiens beaucoup, c’est ma meilleure amie qui me l’a offert pour mon anniversaire.
Je me redresse lentement, pivote en lui tendant le foulard, elle a l’air si jeune, pourtant sa voix est assurée et profonde comme celle d’une femme qui aurait déjà eu mille vies. Je lui souris : oui, tu l’as fait tomber dans le bus tout à l’heure, tiens.
Je sais, je l’ai sciemment laissé, pour que tu puisses me suivre, pour te donner un prétexte. Si tu avais seulement voulu me rendre ce foulard tu l’aurais fait tout de suite, tu m’aurais couru après et tu m’aurais rattrapée.
Je rougis, honteux, pris au dépourvu, je baisse la tête devant une petite fille aux yeux brillants d’intelligence et de défi. Je ne me reconnais plus : intimidé par une enfant ! Pas n’importe quel enfant cependant, car elle aussi laisse apparaître une dent en or qui signe son appartenance à ce monde étrange. Je me ressaisis : pourquoi m’as tu fait venir jusque là ? As-tu voulu me tendre un piège ? -
Etrange obsession
25 septembre 2014, par Collège Val d’Ardières, Collège Val d’ArdièresEtrange obsession
Je me précipite sur mon portable. Comment les rattraper ? Leurs vélos vont décidément trop vite et aucun taxi n’est en vue. Pour comble de malchance, un bus TCL surgit d’une transversale avec une publicité pour un spectacle de Guignol et lorsqu’il est passé, les six femmes ont disparu. Découragé, je décide de rentrer chez moi, à pied, tandis que dans ma tête les questions se bousculent. D’où viennent ces femmes ? Que font-elles à Lyon ? Pourquoi mettent-elles leurs richesses dans leur bouche et se déplacent-elles avec des vélos rouillés ? C’est la première fois que je m’intéresse à quelque chose. D’habitude, je suis plutôt tranquille, assez indifférent mais depuis que je les ai vues, c’est comme si une force magnétique m’attirait vers elles.
Je passe la nuit à faire des recherches sur l’ordinateur pour savoir dans quels pays les femmes arborent ainsi des dents en or. Après de longues heures d’exploration, je découvre qu’elles peuvent être originaires d’Ouzbékistan. J’imagine alors qu’elles ont fui un régime politique destiné à brider toute contestation. L’histoire de ce pays m’interpelle : depuis la répression d’Andijan en 2005, le gouvernement a renforcé les méthodes répressives telles que la censure, les arrestations arbitraires, la torture. Je lis aussi que la mer d’Aral s’assèche et se réduit comme une peau de chagrin au fil du temps. Ses îles ont été englouties dans le sable et seules émergent du désert les carcasses rouillées des bateaux. Je ne sais pas si mon scénario est juste, mais j’entrevois la détresse de ces six femmes et je commence à deviner la raison de leur venue en France. Elles ont dû arriver clandestinement par des camions de migrants après avoir marché longtemps dans les montagnes. J’ai envie d’en savoir plus.
Le lendemain à la même heure, je retourne les attendre au bout de la ligne de bus 85, en vélo pour que, si elles apparaissent, je puisse cette fois les suivre. Le dernier bus arrive, mais personne. Leurs vélos sont pourtant enchaînés au poteau électrique. Je les reconnais sans hésitation grâce à celui tout rouillé de la plus âgée. Où sont-elles passées ? Les jours suivants, tous les prétextes sont bons pour retourner là-bas. Je vais jusqu’au terminus et je rentre à pied, prétextant que la marche est une bonne façon de faire du sport... Les jours passent. Je commence à désespérer. Je pense que je ne les reverrai jamais. Toutes ces soirées à attendre en vain, toutes ces rues sillonnées pour rien, trop de questions en suspens. Je me sens découragé. Je me dis que mon obsession à les retrouver n’a pas de sens ; je me sens ridicule. Quelle importance de les revoir ? Pourtant, leurs visages m’obsèdent : elles sont tellement différentes de toutes ces femmes que je croise à la salle de sport où je travaille. Mais c’est décidé, je ne vais plus perdre mon temps pour des inconnues à qui je n’ai même pas parlé.
Et puis, un jour, au moment où je ne m’y attends plus, j’aperçois la plus jeune, la fille aux fraises Tagada. Contrairement à la dernière fois, elle se trouve juste à côté de la porte arrière. Elle me semble anxieuse : son regard parcourt le paysage comme si elle avait peur de quelque chose. Je la regarde longuement, mais discrètement, afin qu’elle ne me voie pas. Elle finit par descendre à un arrêt que je ne connais pas. Je marque un temps d’hésitation. Le bus s’apprête à redémarrer lorsque je vois qu’elle a laissé tomber un foulard bleu aux motifs jaunes. Je me précipite, crie au chauffeur de s’arrêter. Les portes s’ouvrent. J’enroule le carré de tissu dans la poche de ma veste. Je la cherche du regard et je constate avec soulagement qu’elle s’éloigne à pied. Cette fois-ci, je suis décidé à ne pas la perdre. Je rabats la capuche blanche de mon survêtement et me mets à la suivre de loin. La jeune femme marche sans aucune hésitation, alors que moi, plus j’avance, plus je me sens inquiet. Nous longeons longtemps le fleuve. J’ai l’impression que nous sortons de la ville. Brusquement, elle tourne à gauche. Je continue à la suivre. Elle s’approche d’un étrange bâtiment qui ressemble à une usine désaffectée. Sans doute une de ces vieilles usines abandonnées au siècle dernier. La jeune fille frappe trois coups à la porte de métal. Brusquement, elle se retourne et m’aperçoit. Elle prend peur et se met à crier des mots que je ne comprends pas. Je n’ai pas le choix. Je sors le foulard de ma poche et m’approche. Par la porte qui s’est ouverte, je vois qu’il y a beaucoup de monde dans cet endroit, beaucoup d’enfants qui courent partout ; j’aperçois des lits, du linge qui sèche sur des fils, des réchauds à gaz. -
6 femmes
25 septembre 2014, par Joy SormanCes 6 femmes appartiennent à une même famille, mais ce ne sont pas leurs dents en or qui l’indiquent. C’est cette petite tâche brune sur le haut de leur front, à la racine des cheveux, comme la carte d’une île déserte, 6 femmes, 6 taches, 6 îles aux contours différents mais aux superficies équivalentes, que je découvre alors que je me suis enfin approché d’elles, que j’ai avancé vers le fond du bus, les observant à la dérobée.
Une singularité pigmentaire, une étrangeté génétique et poétique, leur peau en commun, qui les prive d’anonymat, les rattache immédiatement et incontestablement à une lignée, famille marquée par une légère malédiction dermatologique. Comment alors passer inaperçu, renier les siens, mentir sur ses origines ?Persuadé maintenant qu’elles sont de même ascendance, je voudrais deviner leurs liens familiaux. Qui est la mère, la tante, la sœur ou la cousine ? Qui a enfanté qui ? Qui est l’aînée et qui a l’autorité ? J’identifie une plus jeune, une plus vieille, mais entre ces deux âges c’est la confusion, l’incertitude, visages mêmement pâles, cheveux onyx d’un brillant égal, yeux en amande, bouches on l’a dit ; peut-être les jupes pour les unes, les baskets pour les autres, les cheveux courts ou longs, noués en queue de cheval ou défaits signaleraient une différence de génération. Leur timbre de voix sont proches également, et ces voix portent loin, du fond du bus jusqu’au chauffeur, phrases sonores, passées à la chaleur buccale de l’or, elles discutent entre elles, visages et bustes tournés les uns vers les autres à intervalles réguliers, dans une langue opaque qui ne ressemble à rien de ce que je connais, une langue lestée de consonnes, aux voyelles elliptiques ou escamotées, sifflées cul-sec comme une liqueur. Elles s’interpellent, se tiennent par les épaules, se désignent du doigt, moqueuses et bienveillantes – et je ne peux détacher mes yeux de leur sidérante parade. Parfois l’une d’elle pivote dans ma direction et de sa position légèrement surplombante, au cul du bus, me lance un regard noir : intimidé, honteux de les espionner, je me mets à cligner des yeux - signe de mon malaise.
A chaque fois que le chauffeur ralentit à l’approche d’une station, les 6 femmes se taisent, suspendent net leur parole, et alors le bus semble plongé dans un silence létal, le temps de charger les nouveaux voyageurs, qu’elles évaluent et détaillent comme s’ils passaient au détecteur de métaux, ou de mensonges. Puis le mouvement reprend, celui du bus, celui des phrases.
Ma station est passée depuis longtemps, je ne suis pas descendu, je veux rester avec elles, dans leur aura, dans leur champ magnétique, et rien d’urgent ne m’attend ce soir.Elles descendent au terminus de la ligne, aux franges les plus reculées de la ville, sur un rond-point désertique planté d’un arbre et de trois lampadaires. Au loin la fumée blanche d’une usine de traitement des déchets, un terrain vague sans bordures, une autoroute sur la ligne d’horizon.
Mutiques à nouveau au moment de quitter le bus, comme si elles se méfiaient du chauffeur, elles reprennent leur babil rauque à l’air libre. Je descends, je les suis, je ne pense plus qu’à une chose, les suivre. Deux autres passagers me précèdent pour aussitôt disparaître dans la grisaille, indifférents à cette mystérieuse procession de femmes.
Je me tiens à distance, quelques mètres derrière elles, je manipule mon portable pour me donner une contenance, ne pas éveiller les soupçons.
Six vélos emmêlés autour d’un lampadaire attendent les 6 femmes. Il faut quelques minutes pour détacher les antivols, récupérer tous les vélos, que chacune retrouve le sien, règle la hauteur de la selle et du guidon.L’une d’elles à cet instant attire mon attention. Elle porte au poignet un bracelet de grelots, enfourche un vélo de course rouge. Elle est vêtue d’un jogging blanc satiné, pantalon et blouson accordés. Elle doit avoir 25 ans, elle est ronde et jolie, elle a la pâleur et les cheveux noirs de sa famille.
Je me souviens qu’un peu plus tôt dans le bus elle a posé sur ses genoux un sachet de fraises Tagada dont elle a mangé l’intégralité du contenu le temps du trajet, à la cadence d’un métronome - une fraise toutes les 20 secondes.La nuit vient, leurs silhouettes s’estompent, elles se placent à nouveau en file indienne pour prendre la route, chacune enfourche son vélo, un pied sur la pédale, l’autre encore à terre, la plus âgée a pris la tête du cortège, elles rouleront bientôt vers le nord – mon cœur s’emballe, comment les suivre ? Je ne veux pas perdre leur trace, pas maintenant, pas déjà.
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