L’araignée fut goulument ingurgitée, largement appréciée et savamment digérée. Tout autour, un fourmillement d’insectes d’une extraordinaire variété cherchait à se nourrir, à protéger sa progéniture, à déjouer les stratégies des prédateurs en se camouflant, tantôt en se fondant dans l’environnement pour se rendre invisible, tantôt en fuyant tout simplement à tire d’aile ou aussi vite que leurs pates le permettaient. Certains s’aventuraient alors profondément à l’intérieur des planches de bois déjà rongés par des vers, d’autres trouvaient refuge entre des briques ou des pierres. Le moindre recoin de ce qui avait été bâti de mains d’ouvriers était réorganisé selon le bon vouloir ou les nécessités des différentes espèces. Aucun espace n’était négligé, pas un matériau ne s’avérait inutile : le domaine des Gaillard se réinventait avec l’imagination des plus petits organismes, consacrant ainsi la créativité du monde sauvage. Et, même s’ils se chassaient souvent de manière impitoyable, la mesure s’imposait. La perpétuelle recherche d’un équilibre encourageait la diversité, l’existence de chaque espèce garantissait la survie de toutes. Une multitude des petits mammifères comme les mulots ou les campagnols s’étaient eux aussi reproduits de manière exponentielle et s’octroyait une place dans ce bouillonnement de vie. La présence en grand nombre de ces rongeurs attirait tour à tour des belettes, des fouines ou des hermines. Les chats livrés à eux-mêmes y faisaient aussi des incursions, et il n’était pas rare que des femelles sangliers, suivies de leurs portées de marcassins, n’y viennent s’essayer à la chasse.
Ce qui pour les scientifiques humains se résumait à l’avènement de combinaisons biochimiques inédites qui s’opéraient sur le théâtre d’un nouvel écosystème hybride, ressemblait en réalité à un renouveau du vivant. Depuis la fin du 18ème siècle, les activités nécessaires à l’économie des humains avaient abouti à une sélection sévère des espèces tolérées sur cet espace, les autres avaient été systématiquement détruites, anéanties et empêchées de s’y installer. La monoculture avait appauvri et dépeuplé les sols. Pour améliorer les rendements à court terme, même ceux du petit jardin attenant, les engrais chimiques et les pesticides industriels avaient supplicié la terre et finalement caricaturée au point de se réduire à un milieu inféodé aux besoins d’un seul être vivant : une centenaire homo sapiens. Aujourd’hui, tout avait changé, un nouveau cycle commençait.
Pour nourrir ses petits, un hibou qui avait élu domicile à la lisière d’une forêt des alentours, quitta la branche qui surplombait son nid, prit son envol, puis s’aventura pour la première fois au-dessus de l’ancienne maison qu’elle avait soigneusement évité jusque-là tant elle craignait les humains et leurs fusils. En tournant sa tête rousse et blanche à deux cent soixante-dix degrés, sa vue panoramique lui permit de constater que, du ciel, il était désormais impossible de reconnaître l’endroit qui avait longtemps abrité des générations de bipèdes. La femelle distinguait à peine les rares tuiles encore apparentes qui avaient formé le toit de la belle maison que la croissance des jeunes arbres avait complètement démoli en le crevant à plusieurs endroits. Ce qui surplombait l’énorme bâtisse s’était effondré avant que les lourds murs de pierre ne s’affaissent puis disparaissent sous d’épaisses couches de mousses. Les fougères avaient proliféré et, en se multipliant maintenant sur tout ce qui avait constitué la propriété de la famille Gaillard, elles avaient redessiné le paysage et réintégré le peu qui subsistait du manoir au reste du panorama indompté. Rassuré, le hibou fronça les sourcils et déploya ses ailes. Ses yeux orangés repérèrent le pelage brun d’une souris parmi des fleurs blanches ; la maman se réjouit de bientôt pouvoir rassasier ses oisillons. Elle fondit sur sa proie comme l’avait ses ancêtres durant des centaines de milliers d’années, en se disant que le passage des humains sur son territoire n’avait été qu’une parenthèse.