Histoire 05

Ce message leur redonne espoir « ils sont attendus » ! Ils ne seront plus seuls ! Leurs amis ont réussi ! Alors pourquoi pas eux ? Ils n’avaient ni passeport ni visa. Qu’importe. Et si ce message était un piège ? À peine arrivés à Ceuta, ils devraient déjà affronter les garde-côtes qui surveillaient le littoral. Comment traverser le détroit de Gibraltar ? Ils n’avaient plus assez d’argent pour trouver un bateau, ni même pour chercher un passeur. Un travail leur permettrait de partir au plus vite ; c’était important de ne pas se faire repérer. Garder la tête froide. Et si personne ne les attend à Londres ? La tête leur tournait, leur coeur chavirait. Acheter de faux passeports ? C’était risqué, c’était long, c’était très cher. On leur donna un contact pour les obtenir. Fodé avait encore avec lui la montre que son père lui avait offerte. Faudrait-il la vendre pour avoir une nouvelle vie ? Après une journée de recherche, ils trouvèrent un petit magasin qui cherchait un employé pour décharger les camions et ranger de lourds cartons. Le propriétaire du magasin était pressé et pas très regardant sur les papiers. Il les embaucha finalement tous les deux pour le lendemain matin. Ils pourraient enfin partir à Ceuta et aller de l’autre côté du détroit. Ils ne ménageaient pas leurs efforts. Quelqu’un les attend à Londres.
Après de longues semaines de travail, ils avaient enfin réuni assez d’argent pour pouvoir rejoindre Ceuta puis quitter le continent africain et se rendre dans la ville d’Algérisas, en Espagne. Une fois le bateau trouvé, ils seraient prêts à partir. Leur plan était déjà établi. Lorsqu’ils seraient à Algérisas, ils prévoyaient de s’introduire dans un bateau de croisière pour aller jusqu’en France, à La Rochelle. Là, il serait temps de trouver une autre idée pour aller à Londres et enfin commencer leur carrière dans le rap. Prendre l’Eurostar ? Se glisser dans un camion ? Se faufiler dans un train de marchandises ? Partir chacun dans un train différent pour éviter d’être repérés et pourchassés ? Quelqu’un les attend à Londres. Mais pour l’instant, ils n’étaient qu’en attente et ne savaient pas si tout allait se passer comme prévu. Ils devraient s’infiltrer dans une croisière en se faisant passer pour du personnel de ménage. Ainsi, ils iraient jusqu’à Calais. Dernière heure de travail. Ils étaient déterminés à vivre une nouvelle vie. Quelqu’un les attend à Londres.
Mais voilà que rien ne se passa comme prévu. Un homme s’approcha d’eux. Il était assez grand, âgé d’une trentaine d’années et son nom, sa photo figuraient dans des journaux que Yaguine et Fodé ne connaissaient pas. Il leur sourit et engagea la conversation avec une gentillesse presque étrange. Que leur dit-il ? Nous ne le savons pas. Les deux amis semblaient méfiants et hésitèrent très longtemps. Attendre le moment propice pour partir ou suivre un inconnu. Que faire ?
Ce que nous savons, c’est que pour eux, une nouvelle vie commença à ce moment-là . Aujourd’hui nous nous sommes tous retrouvés à Londres. Luc et Estelle se sont installés ensemble dans un petit appartement de la banlieue de Londres grâce à une association d’aide aux migrants. Ils ont tous deux trouvé un travail. Isma vit près de Milan. Nous nous sommes donné rendez-vous au studio de Yaguine et Fodé. Ils préparent un deuxième album. Grâce à leur ami qui avait découvert leur talent, ils avaient enregistré en studio leurs premiers raps qui les avaient fait connaitre en Angleterre. J’ai hâte d’écouter leur prochain album.

Cet homme, garde-côte, s’avance vers nous,
La panique, la peur l’angoisse nous prennent,
Fuir ou se livrer, partir ou avouer,
L’homme s’approche, mais ne semble ennemi,
Incompréhension.
L’homme s’approche, et sourit,
Sans trop savoir pourquoi, je le suis,
Sans trop savoir pourquoi, j’ai confiance,

Fodé se réveille sous le regard de Yaguine, se redresse brusquement et demande ce qu’il fait là. Il ne comprend pas et son incompréhension s’accentue quand un homme qui lui est inconnu entre dans la pièce. Il semble sympathique, ce qui permet à Fodé de calmer sa panique, Yaguine s’assoit face à lui et explique. Jack, leur sauveur, viendra les récupérer demain matin en bas d’une auberge de jeunesse.
« Comment allons-nous nous en sortir ?
– Je ne sais pas encore Fodé, allons dormir, on verra demain, d’accord ?
– D’accord ... à demain »
Yaguine et Fodé acceptent le marché et se dirigent donc vers cette fameuse auberge où ils passeront la nuit.
Mais le lendemain, Jack ne vient pas au rendez-vous et nos deux compagnons patientent de longues heures seuls et démunis. L’espoir se meurt à petit feu dans leurs yeux, L’abandon, sentiment si commun dans leurs vies depuis bien trop longtemps.

Pendant ce temps, pas très loin de là, un jeune homme marche tranquillement, quand il reçoit un coup derrière la tête : c’est le trou noir…

Les jeunes rescapés, toujours devant l’auberge, voient passer des gardes côtes, traînant derrières eux un jeune homme menotté au visage familier, mais… c’est Jack ! Le visage se tourne vers eux, et leur sourit. Du même sourire que celui qui les avait accueillis, il y a quelques heures seulement… Et de ce sourire ils comprennent quelque chose, mais quelque chose de flou, perdu dans un brouillard profond. Une détonation retentit et Yaguine et Fodé s’arrêtent net, choqués et effrayés. Quelques jours plus tard, encore choqués et déboussolés, Fodé, mettant sa main dans sa poche, sent quelque chose d’inhabituel sous sa main. Il le sort de sa poche et lit, d’un œil étonné, un mot écrit d’un tracé familier. Déchiffrant à travers la pénombre le mystérieux bout de papier, il arrive à lire ces quelques mots « Ils vous attendent à Londres ».

Yaguine et Fodé abandonnent un parent malade et une famille sans le sou. Le soleil se couche. Yaguine et Fodé quittent Dakar.

Le périple commence. Il leur faut à peine deux jours de route à bord de vieux pick-up dézingués pour arriver en Mauritanie. Les portes du Maroc s’ouvrent pour eux… Le désert réveille leur instinct animal et la rage de survivre. L’Europe, le rêve. 
Ils se dirigent vers le Nord. Il y a des gens comme eux là-bas. Solidarité. Traversée clandestine. 

Nuit du 7 juillet :
Fatigue. Faim interminable. Mort. Hommes naufragés. Survivre. L’Espagne et ses lumières… Une équipe de sauvetage espagnol les mène dans des camps de migrants. 
Yaguine et Fodé trouvent un emploi saisonnier dans la culture de la tomate dans la région de Valence. Ils sont exploités. Il leur reste la vie et leur salaire de misère.
Yaguine et Fodé ont quitté leur pays en quête d’un nouveau monde, traversant terre et mer. Ils ont subi la faim et la soif et les imprévus de la vie.

Bonjour mon frère, bonjour ma sœur, Comment va ta douleur ?
Ils prennent le ferry clandestinement. Le chauffeur de camion prend leur maigre salaire. C’est à ce prix, la liberté.
Deux jours sur le bateau et à présent prêts à chavirer dans l’obscurité de la nuit, la peur tout autour. Tout risquer pour une vie meilleure. 

Yaguine et Fodé débarquent à Douvres. La fin est de plus en plus stressante et la faim de plus en plus pressante. La police. Partout. Les regards des gens sur eux. Il faut continuer. 
Un long voyage fatiguant, angoissante, rempli de dangers. La mer et au-delà la liberté. 
Un camion à l’arrêt. Vite, se cacher à l’arrière, avant d’être repérés. Plus que quelques minutes et enfin la terre promise. 
Descendre du camion, respirer l’air de la liberté. 
Nous y sommes. 
Yaguine et Fodé sont affaiblis. La fatigue tire les traits de leur visage émacié. Leur visage est pâle. Hélas ! Il faut faire vite. Les gardes côtes sont vigilants et rôdent dans les alentours. 
Fodé s’évanouit. Yaguine se demande comment le réveiller. Il panique, sur le point lui aussi de perdre connaissance. Un jeune homme leur vient en aide et les 
Bonjour mon frère, bonjour ma sœur, comment va ta douleur ?

« Qui veut renoncer ? » gronde le passeur, en se retournant vers les gamins tremblants mais déterminés. La nuit tombe doucement doucement sur leurs pieds qui ont déjà tant marché. Personne ne répond. Renoncer ? il n’en est pas question. Pas après tous les risques encourus, tous les sacrifices consentis, les souffrances endurées. Renoncer ? C’est impossible pour ces jeunes gens aux regards hagards, en quête d’azur, ces jeunes gens prêts à tout pour une vie meilleure. La vie est soleil devant ! se répète Yaguine au fond de lui. La vie est soleil devant ! c’est son mot d’ordre, pour avancer, toujours avancer, sans se retourner, ni dévier de la route de ses rêves. Rêves qu’il trace, à l’encre de sa plume révoltée. Et c’est sur cette route, que Yaguine rencontre Fodé.
Ils ont le même âge. Et la même passion pour les mots et la musique. Le Rap qui les lie, les libère aussi. Très vite entre eux, c’est l’évidence de l’amitié, fraternité d’âmes déracinées. Très vite, des textes naissent, écrits à quatre mains.

Sur la route. Yaguine, Fodé et d’autres compagnons d’infortune, Isma, Ibra, Luc, Estelle, Félicité et vous.
Face à une mer de sable qui s’étend à l’infini, et à cette conscience si humaine, que la douleur s’allège, quand on la partage.

Bonjour mon frère, bonjour ma sœur, comment va ta douleur… ?