La petite bande est variée, les personnes qui y figurent sont liées comme une famille et se connaissent parfaitement, vous aussi vous les connaissez bien maintenant. À chaque pas, les pieds s’enfoncent un peu plus dans le sable. Une seule motivation : l’espoir d’une nouvelle vie, une vie meilleure en Europe. Même si chacun parle peu, la culpabilité, la tristesse, l’anxiété sont dans chaque mot. Quitter son pays est une douleur. Yaguine ressasse inlassablement ce qu’il a enduré.
C’était l’après-midi, la chaleur était écrasante après le passage de la frontière. Assoiffé, il savait que s’il ne trouvait pas vite de l’eau, il mourrait. Au moment où il perdait connaissance, il avait cru apercevoir des silhouettes s’avancer vers lui, sûr qu’il s’agissait des militaires. C’étaient ceux qui sont devenus ses compagnons.
La petite bande marche dans le désert infini du Maroc. La nuit tombe ; le groupe décide de trouver un endroit pour passer la nuit. Les adolescents dorment à même le sol, serrés pour se protéger du froid. Yaguine observe, à l’affût du moindre bruit ou mouvement suspect. Il pense au jour où il les a rencontrés. Chacun s’était présenté. Ibra a quitté le Mali et Isma vient du Sénégal, Félicité du Congo. Luc et Estelle sont frère et sœur. Il ne sait pas d’où ils viennent.
« Ma mère est malade, elle a besoin d’argent pour se soigner. Mon père est mort, avait commencé Isma. J’ai quitté mon foyer pour trouver un travail. Je vais en France. Et toi Ibra ?
– Je vais jusqu’en Espagne pour réaliser mon rêve qui est de devenir joueur de football
professionnel, avait continué Ibra. Et pour y arriver, je vais essayer de trouver un club. Je vais rejoindre un cousin. Il travaille dans les champs, en Andalousie. Il m’aidera.
Yaguine se met à murmurer des paroles :
L’exil est une espèce de longue insomnie,
J’y ai laissé ma famille et mon pays,
Ô ma douleur,
Je suis parti tel un voleur,
En mon cœur sommeillait la peur,
De pleur en pleur elle prenait de l’ampleur…
Des voix l’incitent à continuer lorsque Fodé se met à l’accompagner :
Elle grandissait en moi telle une épidémie,
Que des souvenirs de mes vieux amis,
Ô ma nostalgie…
Un sanglot brise sa voix, il avance en titubant, les yeux clos. La nuit s’empare de vous.
Alors que l’aube se lève, la petite bande prépare l’itinéraire pour la journée. Ils sont tous là, Yaguine, Fodé, Isma, Ibra, Luc, Estelle, Félicité, vous... tous différents mais tous avec un petit bagage à la main ou sur le dos. Un grand frère a déjà contacté un passeur depuis le village, Ibra l’affirme. Tous décident de lui faire confiance malgré leurs doutes et leurs craintes. Vous avez déjà entendu parler de personnes qui ont perdu des dizaines de milliers de dirhams. Il ne vous reste donc qu’à espérer que le grand frère ne s’est pas trompé. Chacun suit aveuglément Ibra en écoutant Yaguine et Fodé rapper pour se donner du courage. Le chemin est long, et vous n’avez pas la moindre idée d’où vous êtes. Combien d’heures de marche ? Combien d’arrêts ? La petite bande arrive à la tombée de la nuit près d’une piste, là où Ibra les guidait. Chacun somnole, dans l’attente. Bientôt s’arrête pour quelques heures un énorme camion rempli de passagers, sans doute d’autres migrants, de tous les âges : des enfants, des adolescents, des adultes, des personnes plus âgées et même des nourrissons. Le chauffeur descend et s’avance vers la petite troupe d’un air las montrant le camion surchargé.
« Il ne nous reste que trois places, dit-il. Soit trois d’entre vous partent demain, soit vous attendez le prochain qui passe dans quelques jours. »
Les adolescents se consultent du regard : c’est une opportunité à ne pas perdre, même s’ils doivent se séparer.
Évidemment, tout le monde est envieux de la place, mais personne n’ose se proposer. Le frère et la sœur ont sorti prudemment de sous leurs vêtements l’argent du trajet.
« Dans ce cas, Luc et Estelle partiront les premiers. Mais qui sera le troisième ? »
Finalement, tous s’accordent pour que Félicité les rejoigne. Vous regardez le camion s’éloigner sous le levant du soleil, avec lui vos trois amis que vous ne reverrez peut-être plus jamais.
La Mort, joliment vêtue d’une cape fleurie, les suit, assise sur le dos d’un magnifique oiseau bleu.
Compagne discrète, elle veille... Yaguine, Fodé, Isma, Ibra attendez tous ensemble, courbés par la fatigue et la tristesse. Et soudain, dans votre rêve, vous apercevez la mer... Tous vous vous précipitez pour monter dans une barque bien fragile qui ne pourra supporter tout ce poids et finira par craquer. La Mort attend le bon moment...