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Prologue

mercredi 23 septembre 2015, par Patrick Vincent

Rose vient d’avoir 14 ans, elle est née à Marseille, a toujours vécu là, dans le quartier du Panier au dessus du Vieux Port, rue de Beauregard. Rose aime ce quartier historique de la ville - les Phocéens s’y implantèrent en 600 avant Jésus Christ pour fonder Massalia -, elle aime les ruelles étroites qui débouchent sur la jolie place de Lenche, les perspectives sur les trois buttes qui l’entourent, la butte Saint-Laurent, la butte des Moulins et la butte des Carmes, l’ambiance populaire, festive, métissée, les ateliers des céramistes et des peintres ouverts sur la rue, et aussi les touristes qui débarquent aux beaux jours avec leurs appareils photo autour du cou, leur plan de la ville mal replié à la main, leur air un peu perdu, et ravi.

Rose fait de grandes virées dans son quartier, le rap de Rat Luciano à fond dans les oreilles - Luciano est né là lui aussi et la mère de Rose l’écoutait déjà au début des années 2000 quand il faisait partie du groupe Fonky Family -, elle dévale la rue de la République, la rue du Poirier, emprunte la montée des Accoules, passe devant l’église Saint-Laurent, la maison Diamantée, et souvent achève sa promenade à la Vieille Charité, un ancien hospice qui abrite aujourd’hui un musée, le musée des arts africains, océaniens et amérindiens – et Rose aime particulièrement ce lieu, son silence apaisant, ces objets venus du bout du monde, ces témoignages de cultures disparues, de civilisations bientôt perdues.
Il n’y a jamais grand monde dans ce musée, qui est devenu pour Rose une deuxième maison, elle s’y sent bien, à l’abri, chaque semaine elle y fait un tour, vient admirer les trésors exposés derrière de larges vitrines, juste éclairés dans la pénombre des salles ; ils sont comme ses amis, sa famille, elle les retrouve toujours avec plaisir. Une salle la fascine particulièrement, la salle Océanie et Amériques, celle du professeur Henri Gastaut, un spécialiste du cerveau qui a légué au musée son extraordinaire collection de crânes humains, têtes sculptées, peintes, gravées, ornées de plumes, de coquillages ou de mosaïques. Les têtes réduites des Jivaros, les crânes humains de Papouasie-Nouvelle-Guinée ravissent les yeux et l’imagination de Rose, mais sa préférence va à une tête trophée Mundurucu du Brésil, visage de momie, sculpture d’os, de cire, de cheveux et de dents de tapir, tête d’ancêtre venue du fond des âges, de l’extrémité de la terre, tête de sorcier peut-être ; de sa bouche sortent des cordes, à ses cheveux sont accrochées des guirlandes de plumes, et Rose ne se lasse pas de la contempler, de rêver à son mystère.

C’est pourquoi, le jour où Rose apprend qu’elle va déménager, sa première pensée est pour cette tête Mundurucu qu’elle ne pourra plus admirer aussi souvent, sa première inquiétude, avant ses amis, son collège, est d’être éloignée de ce musée. Cela fait longtemps pourtant que les parents de Rose espèrent ce déménagement, espèrent quitter le logement exigu et humide dans lequel ils vivent entassés avec leurs trois enfants - Rose, son petit frère de 3 ans et sa grande sœur de 16. La famille va enfin être relogée dans un bel immeuble, propre, lumineux, mais pour Rose c’est un déchirement.

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