Le bus a tourné au coin du boulevard, virage un peu serré, a freiné dans un crissement et s’est immobilisé, expulsant un souffle pneumatique, comme un soulagement.
Elles sont montées, mutiques, têtes baissées, ont composté 6 tickets, rejoint directement, sans hésitation, le fond du bus, et occupent maintenant les 6 sièges de la dernière rangée - alignement de fauteuils râpés, légèrement surélevés -, 6 places qui offrent une vue panoramique sur l’ensemble des voyageurs. Elles ont relevé la tête.
Je me tiens debout près du chauffeur et leur présence m’aimante aussitôt - leurs visages frondeurs qui semblent éclairés d’une lumière noire.
Les plus jeunes ont croisé mécaniquement les jambes, les plus âgées sont assises dos bien droit, cuisses parallèles, pieds joints. Elles se sont installées dans un ordre qui semble aléatoire, ni croissant ni décroissant. Je voudrais pourtant trouver un sens à leur disposition car, j’en suis certain, ces 6 femmes appartiennent à une même famille.
Leurs dents en or pourraient être un indice de cette parenté : chacune d’elles laisse entrevoir, dans un rire ou un bâillement, une ou plusieurs molaires étincelantes, une incisive d’un jaune précieux, une canine métallique. Je comprends que ces dents sont des bijoux.
La dentition de la femme la plus âgée est intégralement en or, sa bouche est un trésor mais le reste de son apparence est rapiécé et approximatif. Elle a peut-être 80 ans, je me dis qu’elle pourrait vendre une de ses dents pour s’acheter des vêtements neufs - mais sans doute tient-elle à sa mâchoire plus qu’à tout au monde, et vendre une seule de ces dents ce serait vendre son âme. Quand elle sourit, l’or illumine son visage bruni, fissuré par les rides.
La présence de ces six femmes modifie étrangement l’atmosphère du bus, elles irradient, mais c’est comme si j’étais le seul à les avoir remarquées, les autres voyageurs ne leur manifestent aucun intérêt, ne leur jettent même pas un regard, tandis que plus je les observe, plus montent en moi la fascination et la crainte, deux émotions enroulées en une, qui me chauffent les tempes et me serrent le ventre. Qui sont-elles ?
Mon imagination les transforme déjà en reines, exilées ou répudiées, en guerrières, en sorcières autant qu’en fées, et même en chasseurs de prime.
Messages
1. Prologue, 2 juillet 2015, 21:17, par Collège Victor Grignard
Bonjour à tous,
quelle magnifique expérience !
Quelques points m’ont questionnée, je vous les livre :
– les élèves ont éprouvé un réel dépit, deux ou trois fois, à l’idée d’abandonner les personnages qu’ils voyaient s’animer et auxquels ils étaient étonnés de tant s’attacher, et aussi vite. L’étape du nom donné au personnage a été déterminante.
– Les élèves ont trouvé frustrant d’écrire des chapitres aussi courts et Catherine et moi très désagréable de devoir tailler dans leurs textes. Merci à Nicolas d’avoir toléré une marge, quand c’était trop rude !
– Les élèves ont eu beaucoup de mal à se lancer dans l’écriture des péripéties. Tout se passait pendant les séances d’écriture comme s’ils différaient constamment le moment de l’action. Cela m’a vraiment surprise parce que dans leurs rédactions, très fréquemment, c’est l’inverse qui se produit. Lorsque je les ai questionnés là-dessus, ils n’ont pu qu’en convenir sans toutefois pouvoir expliquer ces stratégies d’évitement. J’hésite quant à l’explication…
– La plupart du temps, sans doute en raison de mes représentations du processus d’écriture, je préfère que mes élèves écrivent individuellement. Pour ce projet, en raison des EDT chargés des classes de troisième, j’ai procédé différemment et... découvert que l’écriture à plusieurs mains fonctionnait très bien.
Joy, les élèves m’ont demandé de vous remercier pour votre lecture de leurs textes.
A bientôt peut-être, et en tout cas, un bel été à vous tous !